Embûches du libre-échange

Les résultats de la Zone de libre-échange viendront, mais lentement, souligne une analyse publiée par l’Agence française de développement. L’accord de tous signifie une kyrielle de règles communes que des règles particulières, certes compréhensibles, viennent entraver.
Par Laurent Soucaille
L’Afrique doit intensifier sa transformation structurelle, et la ZLECAf est l’une des solutions qui s’offrent à elle. Pour autant, les résultats tangibles seront longs à venir et risquent même de décourager certains pays.
Tel est l’avertissement de trois économistes, Julien Gourdon, Wautabouna Ouattara, Chahir Zaki, dont l’analyse est présentée dans le désormais traditionnel opuscule de l’Agence française de développement, L’économie africaine. Dont l’édition 2022 paraît ce 17 février aux éditions La Découverte.
Les ambitions suscitées et les aspirations énoncées par la ZLECAf ne peuvent se concrétiser sans une transformation structurelle, inclusive, des économies africaines. Il faudra d’autres réformes et des politiques d’accompagnement en lien avec les ODD.
La question du libre-échange est primordiale. Alors que l’Amérique latine s’est développée à partir d’une stratégie de substitution aux importations et que l’Asie a opté pour une politique axée sur les exportations, l’Afrique devra favoriser une tout autre voie.
Un modèle fondé sur l’intégration dans les chaînes de valeur apparaît comme une option viable et plus facile à mettre en œuvre.
En effet, dans l’économie mondialisée, les flux commerciaux de produits finaux (destinés aux consommateurs directs) ne représentent que 30 % environ de l’ensemble des échanges de biens et de services. Ainsi, 70 % des échanges internationaux actuels correspondent à des flux de services, de matières premières, de pièces détachées et de composants qui traversent les frontières – souvent à de nombreuses reprises.
Ces produits intermédiaires sont intégrés en bout de chaîne dans des produits finaux, qui sont ensuite expédiés aux consommateurs du monde entier. C’est ce type de commerce que l’on nomme chaîne de valeur mondiale et qui se présente comme une opportunité pour l’intégration du continent africain dans le commerce international.
Tout d’abord, les chaînes de valeur mondiales peuvent donner aux pays la possibilité de s’intégrer dans l’économie mondiale à un moindre coût en ne produisant que certains composants ou en n’accomplissant que certaines tâches. Les pays africains peuvent se spécialiser tout en diversifiant leurs exportations.
Ensuite, ces chaînes de valeur mondiales conduisent à un déplacement de la main-d’œuvre de l’agriculture vers les secteurs plus productifs de l’industrie manufacturière et des services. Enfin, lorsque la capacité de production d’un pays se rapproche des niveaux mondiaux en matière de qualité et d’efficacité, le transfert de technologies et de connaissances peut l’aider à dépasser ce seuil et ainsi augmenter la sophistication du produit.
Le commerce électronique oublié
Cela n’est pas sans risque : l’intégration aux chaînes de valeurs mondiales accroît généralement la vulnérabilité aux cycles économiques et aux perturbations de l’offre. C’est pourquoi, avec l’incertitude, les décideurs politiques se tournent de plus en plus vers les chaînes de valeur régionales plutôt que mondiales comme vecteurs de la transformation structurelle.
D’autre part, les chaînes de valeur augmentent le coût des obstacles tarifaires et non tarifaires, et cet effet est cumulatif : les entreprises situées en aval de la chaîne doivent payer des droits de douane non seulement sur leurs intrants mais aussi sur la valeur de leurs exportations.
D’où la nécessité du libre-échange et d’une coopération régionale en la matière – dans les transports, notamment. C’est pourquoi les accords commerciaux noués jusqu’à présent, même s’ils allaient au-delà des préconisations de l’OMC, n’ont guère enrichi l’Afrique.
Et les économistes de regretter : « Aucune des communautés économiques africaines ne s’est intéressée à l’élaboration d’un protocole sur le commerce électronique, pourtant devenu très important durant la pandémie. »
La ZLECAf entend répondre à cette problématique. Les prochaines phases seront la création d’une union douanière à l’échelle du continent ; l’élaboration d’un marché commun africain et enfin l’établissement d’une communauté économique africaine avec une union monétaire et un parlement africain.
Le consensus économique attribue de grandes vertus à la Zone de libre-échange (hausse des PIB, baisse de la pauvreté, meilleure intégration des femmes, etc.), nul ne le conteste. Les secteurs bénéficiaires de ce nouveau cadre se situent principalement dans l’industrie, puis dans les services et enfin dans l’agriculture.
L’agro-industrie pourrait se développer au niveau régional, en particulier si les pays s’accordent sur les normes sanitaires et phytosanitaires. L’émergence du secteur pharmaceutique, apparue nécessaire avec la pandémie, dépendra également du progrès sur le chapitre des normes sanitaires, mais aussi des accords sur le protocole des droits de propriété intellectuelle.
Dans le tertiaire, on attend des retombées dans les services aux entreprises, le tourisme, les transports… Les services pourraient d’ailleurs se révéler comme étant les grands gagnants du libre-échange africain.
Le trilemme de l’intégration
Les experts jugent le volet tarifaire de l’accord « peu ambitieux », ses promoteurs ayant privilégié la recherche du plus grand nombre de pays signataires. Beaucoup de biens seront exclus de l’accord, car jugés « sensibles » par tel ou tel pays ; aussi, les effets sur le commerce des biens ne se matérialiseront-ils pas immédiatement.
Cela risque de décourager les États membres qui souhaitent voir des résultats tangibles rapidement. Obtenir des concessions substantielles sur le commerce des services ou l’e-commerce apparaît alors vital.
De plus, l’agenda 2063 de l’Union africaine porte en lui trois objectifs difficilement compatibles pour la mise en place de la ZLECAf : une intégration profonde, une large adhésion de pays et une solidarité panafricaine. Ce que certains appellent « le trilemme » de l’intégration régionale en Afrique.
En effet, une intégration profonde nécessite beaucoup de négociations et est, dès lors, plus facile à trouver avec peu de partenaires. De plus, un accord global suppose à la fois que les mêmes règles s’appliquent à tous, et que les pays les moins favorisés bénéficient d’une solidarité particulière. Donc, une unification et une segmentation des marchés à la fois…
Il faudra trouver un compromis entre un marché plus large, qui réduit les coûts de production, une intégration en profondeur (pour réduire un maximum d’obstacles au commerce) et les marchés plus étroits (qui résultent de la diversité des pays).
D’autres réformes s’imposent

S’ajoutent les sorts réservés aux espaces déjà existants (UEOMA, CEA, etc.) ; tous ces espaces sous régionaux doivent harmoniser leurs règles de fonctionnement pour être au maximum en cohérence avec celles de la ZLECAf. On retrouve le problème juridique des « règles d’origine » que les promoteurs de la Zone doivent résoudre.
Par exemple, lorsque la ZLECAf aura adopté des mécanismes d’harmonisation ou de reconnaissance des mesures sanitaires et phytosanitaires ou des standards souvent qualifiés d’obstacles au libre-échange, ces mesures devront également être homogènes avec celles appliquées dans les espaces sous régionaux.
Lesquelles adoptent, pour le moment, des règles de concurrence différentes. Et leur harmonisation, si elle doit intervenir, prendra du temps.
La mise en œuvre de la ZLECAf créera des gagnants et des perdants au sein de chaque pays et entre les différents pays membres, concluent les économistes. Un mécanisme de compensation est prévu. Il semble sera nécessaire afin d’éviter des blocages des pays signataires.
Et, surtout, les ambitions suscitées et les aspirations énoncées par la ZLECAf ne peuvent se concrétiser sans une transformation structurelle, inclusive, des économies africaines.
Il faudra d’autres réformes et des politiques d’accompagnement en lien avec les Objectifs de développement durable, afin que le libre-échange serve effectivement à la transformation structurelle en faveur d’une plus grande productivité, d’une meilleure croissance et de création d’emplois décents, entre autres bienfaits.
@ABF