Le cinéma vise la superproduction

Malgré une multitude de films d’art présentés dans des festivals internationaux, l’industrie cinématographique sénégalaise est commercialement limitée. Grâce au nombre croissant de salles et aux plateformes de streaming, les œuvres peuvent atteindre un public plus large.
Dans la ville animée de Ouagadougou, au Burkina Faso, une statue d’Ousmane Sembène récemment érigée surplombe les foules qui visitent le Festival panafricain du cinéma et de la télévision au début du mois de mars. La statue, dévoilée à l’occasion du centenaire de sa naissance, représente le légendaire cinéaste sénégalais coiffé de sa célèbre casquette, fumant sa pipe avec un regard contemplatif.
L’héritage de Sembène pèse lourdement sur le cinéma africain. Son style unique, qui consiste à utiliser des récits réalistes dans ses films, qu’il a appris au célèbre studio de cinéma Gorki à Moscou, a influencé des générations de cinéastes sénégalais, qui font aujourd’hui le tour des festivals de cinéma les plus prestigieux dans le monde. Parmi eux, Alain Gomis, dont le film Félicité a remporté l’Ours d’argent au Festival de Berlin en 2017, et Mati Diop, dont le film Atlantics a remporté le Grand prix du Festival de Cannes en 2019, alors qu’il était le premier film réalisé par une femme noire à être présenté en compétition.
Cette année, Canal+ a lancé la Digital Factory à Dakar, un centre de création numérique composé de graphistes, de créateurs et de community managers de tout le continent, qui travaillent ensemble pour produire du contenu pour les audiences africaines.
Mais malgré la reconnaissance internationale, l’industrie cinématographique sénégalaise n’a pas réussi à atteindre les sommets commerciaux d’autres pays. Contrairement à Nollywood au Nigeria, qui est aujourd’hui avec l’Inde la deuxième plus grande industrie cinématographique au monde après Hollywood, évaluée à 6,4 milliards de dollars en 2022, les films sénégalais peinent à trouver un public dans leur pays et génèrent de faibles revenus grâce à la vente de billets.

Selon une étude réalisée en 2016 par l’Organisation internationale de la Francophonie, le chiffre d’affaires du secteur audiovisuel sénégalais s’élève à 32,8 millions de dollars, dont environ 13 millions proviennent de la publicité télévisée. Sa contribution à l’économie générale reste donc très limitée.
Comment se fait-il que le Sénégal, avec une longue tradition de cinéastes emblématiques comme Sembène, et une pléthore de films présentés dans les festivals du monde entier chaque année, peine encore à établir une industrie cinématographique florissante ?
Satisfaire le public local
La plupart des films sénégalais présentés dans les festivals internationaux sont des films d’auteur coproduits avec des pays occidentaux. Ces films, pour la plupart non commerciaux, ne plaisent pas au spectateur sénégalais moyen. « Aujourd’hui, nous avons des films cofinancés principalement par des sociétés de production occidentales, qui veulent un certain style de cinéma, ce qui n’est pas le style que le Sénégalais moyen consommerait nécessairement », juge Toumani Sangaré, réalisateur et producteur de films.
Pour obtenir un plus grand succès local, les cinéastes doivent créer des films plus grand public, de type hollywoodien, qui trouvent un écho auprès d’un public régional plus large.
« Comme partout ailleurs dans le monde, le public local est plus enclin à payer pour des films occidentaux grand public que pour des productions nationales. Il a l’impression d’en avoir plus pour son argent », détaille Toumani Sangaré, qui a ouvert une école de cinéma à Dakar, en 2022.
En Afrique francophone, on compte néanmoins quelques exemples prometteurs de films produits localement qui sont devenus des succès populaires. Les Trois Lascars, une comédie burkinabé réalisée par Boubacar Diallo, a attiré plus de 50 000 spectateurs lors de sa sortie en 2021, un succès relatif si l’on considère qu’il n’y a que 20 à 25 salles de cinéma dans la région. La mini-série de Toumani Sangaré, Taxi Tigui, qui raconte l’histoire d’un chauffeur de taxi à Bamako, a également été un succès en 2016, et s’est appuyée uniquement sur des sociétés de production maliennes.
Pour reproduire ce modèle, explique le réalisateur, « nous devons trouver de nouveaux mécanismes de financement, qui impliquent généralement des acteurs privés nationaux et internationaux, pour produire ces films grand public à l’échelle de ceux que nous exportons chaque année dans les festivals de cinéma internationaux ».
Pourtant, les investisseurs locaux et étrangers peuvent faire valoir qu’aucun film ne vaut la peine d’être produit s’il n’est pas largement distribué. Bien que représentant un marché potentiel d’environ 140 millions de personnes, le faible nombre de salles de cinéma dans les pays francophones d’Afrique de l’Ouest rend difficile l’idée d’une industrie rentable.
Une renaissance des salles de cinéma ?
Et pourtant. L’industrie cinématographique sénégalaise a connu un « âge d’or » dans les années 1970, lorsque près de 37 salles de cinéma étaient exploitées dans la seule capitale, Dakar.
Cette période a également donné naissance à des films sénégalais devenus des classiques, comme Touki Bouki de Djibril Diop Mambéty, salué par les festivals de Cannes et de Moscou, et réalisé avec un budget de 30 000 $, en partie financé par l’État.

Mais les réalités économiques des années 1980 ont eu raison des industries créatives du pays. « Dans les années 1980, le FMI a demandé aux États africains de procéder à des coupes budgétaires et la première industrie touchée a été celle de la culture et du cinéma en particulier », explique Toumani Sangaré.
Le déclin de l’industrie cinématographique a supprimé un espace essentiel de rassemblement public et d’expression culturelle. Il a également modifié le rôle de l’État dans ce secteur. Aujourd’hui, le gouvernement sénégalais aide principalement à financer des projets de petite envergure, qui réussissent généralement bien à l’international, par l’intermédiaire d’un fonds spécial, le Fonds de promotion de l’industrie cinématographique et audiovisuelle (FOPI-CA). Pendant la pandémie de Covid-19, il a mobilisé 500 000 $ pour soutenir les sociétés de production, les cinéastes et les techniciens de l’audiovisuel.
Ces dernières années, le cinéma sénégalais a connu un regain d’intérêt. En 2016, le groupe Vivendi a lancé un réseau de cinémas appelé « Canal Olympia » dans toute l’Afrique, dont un à Dakar. En octobre de l’année dernière, Pathé a ouvert un multiplexe moderne à Dakar, avec sept salles de cinéma ultramodernes et une capacité de plus de 1 400 spectateurs. À proximité, un centre commercial haut de gamme, le Sea Plaza, a commencé à projeter les films américains les plus récents il y a environ cinq ans.
« Nous sentons l’effervescence autour du retour des salles de cinéma, ainsi que le désir des acteurs privés de faire partie de cette dynamique », confie Toumani Sangaré.
La prochaine étape est que les réalisateurs sénégalais prennent la place des blockbusters américains et français. Six films américains et cinq films français sont en tête d’affiche au Pathé à l’heure où nous écrivons ces lignes. Une seule production sénégalaise y figure : Mère-Bi, un film documentaire sur la journaliste et écrivaine sénégalaise Annette Mbaye d’Erneville, réalisé par son fils, Ousmane William Mbaye.
Les plateformes de streaming pour stimuler les productions locales
Les séries télévisées sont une autre source potentielle de revenus pour les producteurs sénégalais. Ibou Gueye, PDG de la société de production sénégalaise EvenProd, calcule que les producteurs conservent généralement entre 60% et 70 % des recettes générées par la publicité.
Les séries et les films à la demande sont de plus en plus nombreux. Avec plus de 5 millions d’abonnés sur sa chaîne YouTube, Marodi TV est le plus grand acteur de l’espace sénégalais à la demande. Son vaste catalogue de programmes locaux s’est avéré populaire auprès du public sénégalais et du marché africain francophone en général. Les plateformes indiquent que les chaînes de télévision étrangères sont leur troisième source de revenus, après les chaînes sénégalaises et YouTube.
Keewu Productions, créée en 2014, a lancé la première série sénégalaise à apparaître sur Netflix, voici quatre ans. Le drame policier Sakho & Mangane, qui se déroule à Dakar, a réussi à atteindre un public britannique après avoir été acquis par Channel 4 pour sa plateforme à la demande All 4.

Pourtant l’acteur le plus influent, à la fois dans le domaine de la production et de la diffusion à la demande, est le français Canal+. Cette année, la filiale de Bolloré a lancé la Digital Factory à Dakar, un centre de création numérique composé de graphistes, de créateurs et de community managers de tout le continent, qui travaillent ensemble pour produire du contenu pour les audiences africaines.
Cette nouvelle structure et ce nouveau modèle économique sont susceptibles d’encourager la production de films locaux qui atteindront un public local, sans avoir à compter sur des financements étrangers. Avec un nombre d’internautes estimé à 14,7 millions, soit un taux de pénétration d’environ 80 %, la progression des plateformes de streaming se poursuit, soutenant une nouvelle vague de films financés exclusivement par des sociétés de production africaines.
@AB