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African Business Analyse et Opinion

L’Afrique peut-elle prétendre à la souveraineté numérique ?

L’Afrique peut-elle prétendre à la souveraineté numérique ?
  • Publiéjuillet 24, 2023

Les géants de la technologie investissent dans l’infrastructure Internet du continent. Lequel souhaite préserver sa souveraineté numérique dans le contexte de l’influence croissante de la technologie mondiale.

 

Spécialistes et universitaires dissertent avec passion, depuis quelques années, sur la nécessité de protéger les pays africains d’une trop grande dépendance à l’égard des entreprises étrangères, principalement américaines et chinoises, pour leurs infrastructures Internet. Les dirigeants africains doivent repenser les modèles de l’infrastructure numérique, concluait en 2021 un forum universitaire panafricain. En quoi les modèles peuvent-ils faillir, doit-on les repenser ?  

« Actuellement, la fourniture d’infrastructures numériques en Afrique est principalement contrôlée par des structures étrangères », reconnaît le futurologue Adio-Adet Dinika, basé en Allemagne. Les GAFAM (Google, Facebook, Microsoft, Amazon et Apple) ainsi que les entreprises chinoises telles Huawei et ZTE, « sont largement impliqués ». On se souvient que Google a annoncé en 2021, un plan d’investissement d’un milliard de dollars sur cinq ans pour soutenir la transformation numérique de l’Afrique. Le PDG Sundar Pichai déclarait que l’investissement couvrirait une série d’initiatives, « de l’amélioration de la connectivité à l’investissement dans les start-up ».

Meta et Google étant tous deux très impliqués dans la formation sur le continent, que ce soit par l’intermédiaire de leurs bureaux régionaux ou de leurs programmes de bourses, l’influence des Africains branchés sur les grandes technologies se révèle cruciale.

L’un des principaux projets de Goofle réside dans Equiano, un câble sous-marin à fibre optique s’étendant sur 15 000 km du Portugal à l’Afrique du Sud, aux deux points d’atterrissage stratégiques situés au Nigeria et en Namibie. Le câble devrait être pleinement opérationnel cette année.

Les câbles sous-marins constituent l’épine dorsale de l’Internet : ils acheminent des octets d’information d’un endroit à l’autre et permettent au monde de rester connecté. L’Afrique dispose d’environ 21 câbles sous-marins autour de ses côtes, fournis pour la plupart par Alcatel (Europe) et HMN Technology (Chine) et détenus par des consortiums d’entreprises de télécommunications privées.

Selon Google, le câble Equiano multipliera la connectivité par cinq au Nigeria et par deux en Afrique du Sud et en Namibie. Le projet suppose la création de 1,6 million d’emplois entre 2022 et 2025 au Nigeria, de 180 000 en Afrique du Sud et de 21 000 en Namibie.

Meta, la société mère de Facebook, lancera également son câble sous-marin, 2Africa, en 2024, englobant encore plus de pays côtiers. « Le plus grand système de câble sous-marin à fibre optique jamais posé », comme l’appelle Meta, fera le tour du continent et reliera 16 pays africains, pour un coût estimé entre 500 millions et 1 milliard de dollars.

Le géant des médias sociaux, qui possède également WhatsApp, Instagram et maintenant Threads, affirme que 2Africa « générera un impact économique de 26,4 à 36,9 milliards de dollars pour l’Afrique dans les deux à trois ans suivant le début des opérations en 2023 ou 2024 », soit l’équivalent du PIB du Sénégal en 2022.

Elon Musk est également engagé dans une quête similaire. En juin dernier, la Sierra Leone est devenue le cinquième pays africain à accorder une licence à Starlink, le service de haut débit par satellite lancé par SpaceX, la société californienne de vaisseaux spatiaux fondée par le magnat.

Le pays a rejoint le Nigeria, le Mozambique, le Rwanda et l’île Maurice parmi les nations africaines connectées au service. Selon la carte affichée sur le site web de Starlink, 19 autres pays africains devraient être lancés en 2023 et 2024.

Les entreprises chinoises sont également de plus en plus impliquées dans la construction d’infrastructures numériques en Afrique. Selon l’Atlantic Council, « Huawei et le fabricant de téléphones chinois ZTE ont construit près de 80 % de l’infrastructure des réseaux de troisième génération (3G) en Afrique, tandis que Huawei a construit 70 % de tous les réseaux de quatrième génération (4G) et est en concurrence pour construire tous les futurs réseaux 5G en Afrique. »

 

La ruée vers les utilisateurs

Pour comprendre ce que les entreprises Big Tech recherchent avec leurs investissements sur le continent, méfions-nous des communications d’entreprise, selon lesquelles l’accès à l’Internet est une préoccupation philanthropique.

Patrick Christian, de TeleGeography, explique que l’un des principaux objectifs de Meta et de Google est d’accroître leurs bases d’utilisateurs : « Pour satisfaire leurs investisseurs, ces opérateurs augmentent constamment le nombre d’utilisateurs. Ils essaient donc d’ajouter des utilisateurs supplémentaires à leurs services. »  En 2022, Facebook comptait environ 244 millions d’utilisateurs en Afrique.

Étant donné que le continent devrait abriter au moins 25 % de la population mondiale d’ici à 2050 et que l’entreprise perd progressivement des utilisateurs actifs en Europe et en Amérique, on voit aisément que l’Afrique représente une opportunité de croissance considérable.

Bien sûr, par rapport à d’autres marchés, la connectivité sur le continent reste lente, peu fiable et coûteuse : le prix moyen d’un Go de données mobiles en Afrique subsaharienne est de 4,47 dollars, alors que la moyenne mondiale est de 3 dollars. Aussi, Meta et Google comprennent qu’ils doivent combler le déficit d’infrastructures s’ils veulent augmenter le nombre d’utilisateurs sur le continent.

En 2018, le câble sous-marin ACE (African Coast to Europe), lancé en 2012 et reliant 16 pays africains à l’Europe, a été sectionné, ce qui a mis la Mauritanie hors service pendant deux jours. Selon Patrick Christian, cet événement a incité les géants de la Silicon Valley à se lancer dans ce secteur. « Ils considèrent le manque de fiabilité et la rareté des câbles sous-marins en Afrique comme un problème. »

L’analyste poursuit : « Il est économiquement logique pour ces acteurs de construire leurs propres câbles plutôt que de dépendre d’une tierce partie. Mais s’il existait d’autres bons câbles sous-marins, et à bon prix, ils s’en serviraient, tout simplement. »

 

Le gagnant-gagnant reste possible

Même si les géants du net « n’agissent pas par pure bonté d’âme », tout le monde peut y trouver son compte. Meta et Google veulent plus d’utilisateurs, et les pays africains veulent des investissements privés dans la technologie pour atteindre leurs objectifs de développement.

« Ce que je vois, du moins à court terme, c’est qu’il s’agit simplement d’améliorer le fonctionnement de l’internet. Une meilleure connectivité, plus de contenu local et des prix plus bas, voilà ce qu’ils apportent au jeu », explique Patrick Christian. « C’est mieux pour le consommateur, et mieux pour le consommateur signifie mieux pour Google et Meta. »

Selon l’expert, les câbles sous-marins de Google et Meta favoriseront également la création de centres de données sur le continent, renforçant ainsi la souveraineté numérique des pays. En effet, le fait que des données sensibles soient stockées en dehors du continent, dans des centres de données situés aux États-Unis, en Europe ou en Chine, et que les pays africains n’aient aucune emprise sur ces données, constitue une préoccupation majeure en matière de souveraineté.

 

En 2021, environ 80 % des plateformes de données de santé au Nigeria étaient hébergées dans le « Nuage », qui est basé en dehors du territoire nigérian, selon le chercheur namibien Benjamin Akinmoyeje.

Parallèlement au lancement du câble sous-marin Equiano, Google a annoncé le lancement d’une « région nuage » en Afrique du Sud, sa première sur le continent. Les régions Google Cloud permettent aux utilisateurs de déployer des « ressources cloud » – hébergées sur les ordinateurs serveurs de Google – à partir d’emplacements géographiques spécifiques. Un centre de données physique de Google près du Cap devrait être achevé à la fin de l’année 2023.

« On les verra s’installer au Nigéria et au Kenya dans les trois prochaines années », affirme Patrick Christian ; « il s’agit simplement de rapprocher le contenu des utilisateurs finaux, afin d’améliorer les performances et les services ».

Les grandes entreprises technologiques sont également les seules organisations qui possèdent le capital nécessaire pour investir dans des projets d’infrastructure coûteux. En 2021, Liquid Intelligent Technologies, propriété de Cassava Technologies du géant des télécommunications Strive Masiyiwa, s’est associée à Meta pour construire un câble en fibre optique de 2 000 km de long à travers la RD Congo.

 

Hégémonie numérique ou catalyseur de développement ?

L’objectif est de créer un corridor numérique allant de l’océan Atlantique à l’Afrique de l’Est et à l’océan Indien en passant par la forêt tropicale congolaise, d’étendre la portée du câble 2Africa de Meta et de permettre à l’entreprise d’accéder à des pays enclavés.

Certains critiques affirment qu’une dépendance excessive à l’égard d’un petit nombre d’entreprises technologiques étrangères pour la construction d’infrastructures Internet en Afrique pourrait aboutir à un internet qui ne reflète pas les normes culturelles des pays.

« Il est essentiel de comprendre les inconvénients potentiels d’une dépendance excessive », déclare Adio-Adet Dinika. Selon l’universitaire originaire du Zimbabwe, « cela peut se traduire par des technologies qui ne s’alignent pas sur les cultures, les contextes ou les valeurs locales. Faire écho à ce qui fonctionne dans la Silicon Valley ne prospère pas nécessairement dans des villes africaines comme Lagos, Harare, Kigali ou Nairobi ».

Déjà en 2017, une étude publiée dans les Annals of the American Association of Geographers a mis en évidence les signes d’une « hégémonie numérique » sur l’Internet, « par laquelle les producteurs de quelques pays définissent ce qui est lu par les autres ». L’étude montrait que seuls huit pays d’Afrique ont une majorité de contenus produits localement, tandis que les autres s’appuient sur des contenus provenant des États-Unis et de la France.

Pour les chercheurs, la crainte est que les nouveaux utilisateurs qui entrent sur le web, notamment par l’intermédiaire de Meta ou des réseaux fournis par Google, obtiennent une version du web biaisée en faveur des valeurs culturelles et idéologiques occidentales. Des inquiétudes similaires ont été exprimées concernant la récente montée en puissance de l’IA, car les ensembles de données utilisés pour évaluer les performances des modèles d’apprentissage automatique, tels que ChatGPT, proviennent en grande partie des États-Unis.

Chantier du futur Data Center d'Abidjan (Source : Raxio).
Chantier du futur Data Center d’Abidjan (Source : Raxio).

 

Le fait que l’entreprise investisse désormais dans des infrastructures de réseau, telles que des câbles sous-marins, « crée une couche supplémentaire de contrôle et d’influence », explique Toussaint Nothias, de l’Université de Stanford.

 

Les leçons de l’Inde

« Nous pouvons envisager une situation dans dix ans où leur pouvoir s’apparente à une forme de monopole intégré verticalement. Ils pourraient alors donner la priorité au trafic vers leurs services à travers ces infrastructures ; cela rendrait l’accès aux produits Meta moins cher et l’accès aux produits non Meta plus cher, ce qui renforcerait encore la dépendance à l’égard de leurs produits. »

Le chercheur ironise : « Si Meta était une organisation à but non lucratif ou une coopérative, nous aurions peut-être moins de raisons de nous inquiéter, mais compte tenu de son but lucratif et de ses antécédents, nous avons de bonnes raisons de nous méfier ! »

Un pays, cependant, a poursuivi un modèle différent qui pourrait intéresser les régulateurs africains. En 2016, l’Inde a interdit le service Free Basics de Facebook, un outil qui permettait aux utilisateurs mobiles d’accéder à une version textuelle de Facebook et d’autres sites web partenaires, sans frais de données.

Les régulateurs indiens ont dénoncé cette initiative comme une violation de la neutralité du réseau, c’est-à-dire du principe selon lequel les fournisseurs de services internet doivent traiter l’ensemble du trafic internet de manière égale. En donnant un accès limité au contenu de l’internet, Free Basics limiterait les utilisateurs à une expérience de l’Internet en « jardin clos ».

En Afrique, cependant, Free Basics s’est développé sans que le public ne s’en émeuve. En effet, le géant indien des télécommunications Airtel Africa – contrôlée par Bharti Airtel – s’est associé à Facebook en 2015 pour proposer Free Basics dans 17 pays d’Afrique.

Au Nigeria, où Airtel Africa est le deuxième fournisseur de téléphonie mobile, Free Basics a commencé à offrir un accès gratuit à 80 sites web présélectionnés aux 46 % de Nigérians qui possédaient un téléphone mobile à l’époque.

Il serait faux d’affirmer que l’engagement de Facebook et de Google en Afrique n’a pas rencontré de résistance. En Inde, cependant, cette résistance est venue de puissants milliardaires – tels que Nandan Nilekani –, qui considéraient la présence de Facebook comme une menace pour leurs activités.

 

Le rôle futur des initiés

Nandan Nilekani « avait une critique géopolitique très sophistiquée, comme le fait que l’Inde ne veut pas dépendre des entreprises américaines, mais aussi des intérêts personnels évidents et une entreprise alternative à promouvoir », explique l’anthropologue Brett Scott. « Parfois, on a besoin d’un industriel milliardaire alternatif qui dispose d’une plateforme alternative pour essayer de construire une certaine résistance. »

 

Si les milliardaires des nouvelles technologies en Afrique ne se sont pas encore opposés à la présence croissante de Meta et de Google, un certain nombre de défenseurs de la souveraineté numérique de l’Afrique sont liés à l’industrie. Voilà qui rejoint les préoccupations de Lacina Koné, PDG de Smart Africa qui considère que la « souveraineté numérique de l’Afrique » est au cœur de sa mission. Et celles de Lanre Kolade, PDG de CSquared, une entreprise qui construit des réseaux métropolitains en fibre optique dans les grandes villes africaines, dont la grande crainte était que l’« Afrique soit colonisée numériquement », pour reprendre ses termes utilisés lors d’un forum récent à Lomé.

Les câbles sous-marins constituent l’épine dorsale de l’Internet : ils acheminent des octets d’information d’un endroit à l’autre et permettent au monde de rester connecté. L’Afrique dispose d’environ 21 câbles sous-marins autour de ses côtes.

CSquared a démarré en 2011 en tant que projet au sein de Google, avant de créer une coentreprise avec Mitsui & Co (Japon), Convergence Partners (Afrique du Sud) et l’IFC (Société financière internationale). Smart Africa, pour sa part, compte Google parmi ses membres de platine, Meta et Microsoft parmi ses membres d’or, ainsi qu’un certain nombre d’autres entreprises technologiques étrangères.

Meta et Google étant tous deux très impliqués dans la formation sur le continent, que ce soit par l’intermédiaire de leurs bureaux régionaux ou de leurs programmes de bourses, l’influence des Africains branchés sur les grandes technologies se révèle cruciale : le débat sur la souveraineté numérique sera mené par des personnes qui ont vu la machine de l’intérieur et qui veulent faire avancer les choses.

« Les pays africains ne jouiront pas d’une souveraineté numérique totale », affirme Brett Scott Scott. Selon qui « il existe des moyens de localiser le trafic et les données, et de se tailler des sortes de petits espaces de souveraineté à l’intérieur de ces espaces, ou au moins de créer des alternatives ».

@AB

 

 

 

 

 

Écrit par
Léo Komminoth

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