La géothermie, une ressource méconnue

Le Kenya a ouvert la voie en développant ses ressources en énergie géothermique, avec le soutien du pays de la glace et du feu, l’Islande. Ses voisins parviendront-ils à le rattraper ?
L’Afrique est en train de se disloquer. Littéralement. Du golfe d’Aden, au nord, jusqu’au Mozambique, au sud, la plaque continentale africaine se sépare le long de la vallée du rift est-africain. Les deux moitiés du continent s’écartent d’environ un demi-centimètre par an. À ce rythme, d’ici cinq à dix millions d’années, l’Afrique de l’Est aura dérivé pour devenir un continent à part entière.
La bonne nouvelle, c’est que les forces profondément enfouies sous la surface de la Terre qui sont responsables de ce divorce tectonique fournissent à l’Afrique une source potentiellement importante d’énergie renouvelable. En de nombreux points de la région du Rift, les coulées de magma en fusion créent des réservoirs souterrains de vapeur et d’eau surchauffées. Lorsque les conditions géologiques le permettent, ces ressources géothermiques peuvent être acheminées vers la surface et utilisées pour produire de l’électricité, ou exploitées directement pour le chauffage ou pour alimenter des systèmes de refroidissement.
L’Islande était l’un des pays les plus pauvres d’Europe avant de développer ses ressources géothermiques, qui lui ont permis au pays de s’industrialiser et d’atteindre un niveau de vie parmi les plus élevés au monde.
De tous les pays de la région, le Kenya est de loin celui qui a le plus progressé dans l’exploitation de son potentiel géothermique. « Le Kenya dispose d’excellentes ressources géothermiques », confirme Jack Kiruja, chargé de programme associé à l’Agence internationale pour les énergies renouvelables (Irena). Il a toutefois fallu des décennies pour développer le secteur dans le pays. « C’est un très long parcours qui a abouti au succès que nous connaissons aujourd’hui. »
Aujourd’hui, le Kenya dispose aujourd’hui de la huitième plus grande capacité de production géothermique au monde, environ 950 MW ; cette capacité représente près de la moitié de la production d’électricité du pays.
L’énergie géothermique présente l’avantage supplémentaire de fournir une source d’énergie de base, et le gouvernement vise à atteindre une capacité d’un peu plus de 1 600 MW dans le cadre de son programme Vision 2030. Dans le parc national de Hell’s Gate, KenGen, la compagnie nationale d’électricité, développe la plus grande centrale géothermique du monde, Olkaria VI.

La croissance de l’énergie géothermique au Kenya provient de politiques gouvernementales favorables ainsi que de l’expertise des ingénieurs kenyans. Cela étant, pour bien comprendre le parcours de la géothermie au Kenya et dans le reste de l’Afrique, il est nécessaire de faire un détour par une petite île située à la limite du cercle polaire arctique.
Aurores boréales
Un immeuble de bureaux anodin situé à la périphérie de Reykjavik, la capitale de l’Islande, ne semble pas être l’endroit idéal pour découvrir l’histoire de l’industrie géothermique africaine. Pourtant, entre ces murs, le Programme de formation en géothermie (GTP) aide les professionnels de la géothermie du monde entier à développer leurs compétences et leurs relations.
Guðni Axelsson, directeur du GTP, explique que l’idée du centre de formation est née à la fin des années 1970, lorsque l’Islande cherchait des moyens de développer un programme d’aide à l’étranger. « L’idée était d’utiliser notre réseau d’expertise pour essayer de soutenir quelque chose d’assez unique auquel l’Islande peut vraiment contribuer de manière significative et efficace. »
L’Islande, comme l’Afrique de l’Est, est située à la jonction de deux plaques tectoniques qui s’éloignent l’une de l’autre. Le pays compte moins de 400 000 habitants, mais il fait figure de géant dans le monde de la géothermie. Bien que plusieurs autres pays produisent plus de mégawatts d’électricité à partir de sources géothermiques, il n’existe aucun autre pays où l’énergie géothermique joue un rôle aussi essentiel dans la société. L’Islande tire environ 30 % de son électricité de sources géothermiques, ainsi que 90 % de son chauffage.
Le GTP a débuté avec seulement deux étudiants, mais il accueille aujourd’hui entre 20 et 25 personnes par an dans le cadre de son programme de formation de six mois. Depuis le début du programme, au moins 140 Kényans ont été formés au GTP. Nombre de ces étudiants kényans sont devenus des figures de proue de KenGen et de la Geothermal Development Company, les entreprises parapubliques principalement responsables des projets géothermiques au Kenya.
Selon Gudni Axelsson, le Kenya a dépassé l’Islande en termes de capacité installée de production d’électricité à partir de l’énergie géothermique, et ce, assez rapidement au cours des dernières années.

Le rôle de l’Islande dans le développement de l’énergie géothermique en Afrique va bien au-delà du GTP. Des entreprises islandaises développent des projets géothermiques dans plusieurs régions du continent. Les bureaux d’études techniques jouent également un rôle clé en apportant l’expertise islandaise.
Les Vikings au soleil
« Nous ne construisons pas beaucoup de nouvelles centrales électriques en Islande », explique Kristín Steinunnardóttir, ingénieur mécanicien chez Mannvit, une société islandaise de conseil en ingénierie. « Nous devons nous tourner vers l’étranger si nous voulons nous développer. »
Mannvit fournit des services de conseil technique au Mécanisme d’atténuation des risques géothermiques pour l’Afrique de l’Est (GRMF), un projet financé par des donateurs qui accorde des subventions à des projets géothermiques en phase de démarrage. L’entreprise est également prestataire de services de forage pour plusieurs projets en Afrique de l’Est. Toutefois, Kristín Steinunnardóttir prévient que le paysage de la géothermie est difficile, en dehors du Kenya.
« Beaucoup de projets n’en sont qu’à leurs débuts. Nous voyons beaucoup de potentiel, mais peu de choses se sont déjà produites. Certains pays n’ont pas encore réalisé de projets géothermiques, et il n’existe pas de réglementation adaptée ; il peut être compliqué d’obtenir toutes les licences nécessaires pour développer un projet géothermique. »
Reykjavik Geothermal, une autre société islandaise, développe deux grands projets d’énergie géothermique en Éthiopie avec d’autres investisseurs. Gunnar Orn Gunnarsson, directeur général de la société, explique que Reykjavik Geothermal a choisi de se concentrer sur l’Éthiopie il y a plus de dix ans, après avoir parcouru le monde à la recherche d’endroits où développer des projets géothermiques.
« Il se trouve que ce sont les meilleures ressources géothermiques au monde encore disponibles », explique le dirigeant, qui décrit les ressources géothermiques le long de la vallée du Rift comme « un collier de perles ».
Entre la crise sanitaire et la guerre au Tigré, le développement des projets d’énergie géothermique Corbetti et Tule Moye en Éthiopie a été loin d’être une sinécure.
De plus, les institutions de financement du développement ne sont pas toujours bien placées pour soutenir les projets géothermiques. « Les banques de développement doivent assouplir leur profil de risque en ce qui concerne la géothermie », insiste Gunnar Orn Gunnarsson.
Risque et récompense
Cette situation est problématique, car la géothermie est un investissement intrinsèquement risqué. Comme pour les forages pétroliers et gaziers, il y a toujours un risque important qu’une campagne de forage géothermique ne permette pas de trouver des ressources exploitables commercialement.
InfraCo Africa fait partie du groupe de développement des infrastructures privées, financé par des donateurs, et a pour mandat d’investir dans des projets perçus comme risqués pour le secteur privé. Elle est l’un des investisseurs dans le projet géothermique de Corbetti. Tim Jackson, directeur du développement commercial, explique qu’InfraCo Africa a décidé de s’impliquer dans le projet Corbetti en partie parce que la géothermie « est peut-être la technologie la plus difficile à développer seule pour le secteur privé » en raison du risque à un stade précoce.

« Le modèle adopté pour les premiers projets du secteur privé au Kenya et en Éthiopie s’est avéré à la fois lent et difficile », explique-t-il. Selon lui, il faut davantage de capitaux à haut risque pour gérer la phase exploratoire risquée – ces capitaux pourraient provenir soit des gouvernements, soit d’acteurs du secteur privé, avec des facilités concessionnelles.
En effet, l’un des facteurs qui a permis au Kenya d’avancer plus vite que ses voisins est la volonté des entreprises publiques de développer les ressources géothermiques. « Elles sont toujours en mesure d’attirer des financements moins onéreux », explique Jack Kiruja, de l’Irena. Les prêts concessionnels ont « largement contribué à rendre le développement géothermique beaucoup moins coûteux que si ce type de financement n’était pas disponible ».
Aujourd’hui, le Kenya est devenu le centre régional de la géothermie. Les entreprises kényanes ont progressé au point de jouer un rôle de premier plan dans le développement de projets géothermiques dans les pays voisins.
KenGen, par exemple, a décroché des contrats pour forer des puits dans des pays tels que Djibouti et l’Éthiopie au cours des dernières années. Selon Jack Kiruja, les entreprises kenyanes ont commencé leurs activités à l’étranger en fournissant des études géoscientifiques, mais elles ont joué un rôle plus important au fil du temps. « Elles sont passées à l’étape suivante, en s’impliquant désormais dans le forage de puits géothermiques ; dans les années à venir, ce type d’activité pourrait se développer. »
Utilisation directe
Pour produire de l’électricité à partir de l’eau et de la vapeur présentes sous la surface, des températures d’au moins 150 degrés Celsius sont nécessaires. Toutefois, en dessous de ce seuil, les ressources géothermiques peuvent encore être utilisées d’autres manières.
« Il existe de nombreux autres pays qui présentent la géologie du rift est-africain et qui ont un potentiel d’applications thermiques à partir de ressources géothermiques à température moyenne », explique Tim Jackson, d’InfraCo Africa. Ces projets axés sur la chaleur ont un énorme potentiel de développement en raison des applications pour l’agriculture, notamment les serres, les piscicultures, le séchage des semences, la transformation des produits laitiers, le stockage réfrigéré et les abattoirs.
L’intérêt croissant pour ces applications « à usage direct » est l’une des principales tendances du secteur géothermique dans le monde. En Afrique, le GRMF a commencé par accorder des subventions uniquement aux projets géothermiques visant à produire de l’électricité. L’année dernière, il a toutefois lancé un programme visant à octroyer des subventions à des projets d’utilisation directe.
Au Kenya, la Geothermal Development Company a annoncé un projet de station thermale sur son site géothermique de Menengai. Le projet vise à créer une version kenyane du célèbre Blue Lagoon islandais, une station thermale chauffée par l’énergie géothermique qui attire plus de 700 000 touristes chaque année.
Forer pour aller plus loin
La voie à suivre pour les projets géothermiques ne sera jamais simple. Outre les risques liés au développement, il convient de gérer les questions environnementales. Le dioxyde de carbone peut être libéré au cours du forage – bien que les émissions soient 99 % inférieures à celles des centrales à combustibles fossiles équivalentes, selon l’Agence américaine d’information sur l’énergie.
Il existe également des risques de contamination des eaux souterraines et de surface par les activités géothermiques, bien que des mesures d’atténuation appropriées permettent de réduire considérablement ces risques. Il ajoute que le long de la vallée du Rift, les ressources géothermiques se trouvent souvent dans des zones protégées et doivent donc être gérées avec une attention particulière.
Par exemple, Olkaria compte déjà cinq centrales, dans le parc national de Hell’s Gate, et une autre est en cours de développement. Selon Jack Kiruja, Olkaria « est un bon exemple de la manière dont on a pu développer une ressource géothermique dans un parc national sans avoir d’effets négatifs sur la faune et la flore ». Diverses mesures ont été mises en œuvre pour atténuer les effets potentiels, notamment la conception des tracés des gazoducs de manière à ne pas entraver la migration des animaux sauvages.

Rares sont ceux qui nieraient que les avantages économiques et environnementaux de l’énergie géothermique l’emportent sur les risques potentiels. L’Afrique peut certainement s’inspirer de l’expérience de l’Islande. Ce pays était l’un des plus pauvres d’Europe avant de développer ses ressources géothermiques, qui lui ont permis au pays de s’industrialiser et d’atteindre un niveau de vie parmi les plus élevés au monde.
En de nombreux points de la région du Rift, les coulées de magma en fusion créent des réservoirs souterrains de vapeur et d’eau surchauffées.
L’une des principales étapes consiste désormais à s’assurer que les décideurs politiques comprennent bien les avantages que les développements géothermiques peuvent apporter. Selon Guðni Axelsson, du GTP, la formation a joué un rôle essentiel. Mais le facteur qui sera le plus important, « c’est de faire prendre conscience des possibilités aux hommes politiques et aux gouvernements ». Il redoute que l’avenir du secteur ne soit moins brillant : « Il a besoin de beaucoup de soutien, à la fois au niveau local de la part des gouvernements, au niveau international de la part des organismes internationaux et en termes de formation. »
@AB