René Trabelsi : « Il faut utiliser la crise pour rebondir »

L’ancien ministre tunisien du Tourisme, René Trabelsi, est un miraculé. Il a réussi à sortir indemne de son affection par la Covid-19. Il raconte sa traversée de la maladie et ses 16 mois au gouvernement de Youssef Chahed.
Propos recueillis par Sami Utique et Nicolas Bouchet
Après sept semaines et demie de coma et un plus d’un mois de convalescence, dans quel état d’esprit sort-on de ce cycle infernal?
Dans mon cas, on en sort comme par miracle. Mon état de santé n’était pas rassurant du tout : je suis tombé dans le coma le lendemain de mon entrée à l’hôpital et les médecins n’étaient pas optimistes. On m’a dit que mon corps a beaucoup résisté et que je me suis beaucoup bagarré avec le virus. Puis, j’ai repris le dessus. J’ai eu de la chance et n’ai pas de séquelles au cerveau, seulement de la rééducation pendant deux ou trois mois pour reprendre les muscles perdus. Pendant le coma mon corps était complètement mobilisé.
Vous veniez de vivre une période très riche, comme ministre du Tourisme qui s’est terminée le 2 mars. Comment jugez-vous cette expérience, n’a-t-elle pas un goût d’inachevé au regard de sa durée?
Pour moi, être ministre du Tourisme et de l’artisanat durant seize mois a été une expérience exceptionnelle et une mission. Je ne suis pas rentré en Tunisie pour être ministre, mais plutôt pour aider mon pays en occupant ce poste très important. En revenant le 6 mars à Paris, j’étais très fatigué par un rythme incroyable. J’ai beaucoup voyagé, je me suis déplacé dans toute la Tunisie. Ce travail a permis aux Tunisiens de découvrir des zones touristiques autres que Hammamet, Djerba, Tabarka ou Sousse. Mais c’est vrai que mon corps était fatigué et c’est peut-être une raison de l’attaque de ce virus dont on dit qu’il s’en prend aux faibles. Je ne me suis pas reposé durant seize mois !
Pour relancer le tourisme, il faut aider les hôteliers qui seront nombreux à fermer cet hiver et que les banques doivent ménager. Ils sont endettés, ne peuvent pas payer leur personnel et parfois le loyer et les charges en raison de l’absence de recettes.
Mon but était de redonner la confiance aux touristes étrangers, européens surtout. Pour qu’ils reviennent en Tunisie, il faut montrer que le pays n’a pas de problème de sécurité. On ne peut pas terminer une mission où on ne peut exploiter ses idées dans une certaine durée. Les mandats sont souvent de cinq ans parce que c’est le temps demandé pour changer les choses et modifier les mentalités ou les pratiques.
Comment passe-t-on de chef d’entreprise à ministre ? Les mécanismes et les réflexes ne sont pas les mêmes.
Un chef d’entreprise a des facilités pour passer à un poste politique important comme celui de ministre. Quand on m’a proposé cette responsabilité j’avais déjà parlé avec le Chef de gouvernement et lui avais dit que je suis plutôt un chef d’entreprise « cool » qui gérera son ministère sérieusement mais un avec un système qui appartient plutôt au privé.
Je prends seul des décisions, mais quand je sais que lorsque des choses sont importantes pour le pays, j’en parle à mon supérieur, le Chef du gouvernement. Quand ce sont des choses qui vont faire du bien, il n’y a pas de complications, je demande à mes équipes de tester des choses. J’ai découvert au ministère et dans ses composantes comme l’Office du tourisme tunisien des hommes et des femmes de très haute qualité.
Je n’ai pas embauché de personnes extérieures, j’ai travaillé avec les équipes en place qui m’ont séduit par la qualité et l’amour de leur travail. Ce sont des commis de l’État qui travaillent pour le bien de leur pays. J’ai mis autour de moi des personnes d’expérience parce que je n’ai pas assez d’expérience de l’administration.
Comment faire émerger alors une équipe cohérente en peu de temps, pour aller vers l’efficacité ?
La première chose que j’ai faite est de laisser ma porte ouverte à tout le monde au ministère. J’ai remarqué une sorte de retenue, de frustration de la part de mes cadres qui ont du mal à demander un rendez-vous ou accéder à mon bureau.
En ouvrant mon bureau à chacun, tous les directeurs peuvent entrer, me poser une question, proposer des idées, me parler d’un sujet sans prendre rendez-vous. Cela a donné de la confiance à tout le monde. J’ai le numéro de portable de toutes les personnes qui travaillent avec moi et ils ont le mien.
J’ai reçu des coups de téléphone et des idées même tard le soir et les jours fériés… Cela a beaucoup facilité les choses en plus de les habituer au personnage de René Trabelsi. On n’attend pas la prochaine réunion hebdomadaire pour me parler des sujets : on est là, on reste parfois jusqu’à 22h.
Pendant la période de Ramadan – où le personnel part à 14h à ma demande, car il s’agit de familles avec enfants qui font la rupture du jeûne –, on revient parfois le soir pour un thé ou un café pour parler des sujets du travail. On ne peut pas être productif dans un ministère en étant à mi-temps, ce n’est pas possible !
Le tourisme est la première victime de la crise sanitaire. Comment voyez-vous aujourd’hui l’évolution de ce secteur dont le schéma doit être revu?
La Covid-19 a donné un coup terrible à l’économie en général, au tourisme en particulier. Les gens ont peur d’être bloqués quelque part. Il y a une politique de retenue de la part des pays envers les étrangers pendant que l’on s’occupe des cas positifs.
C’est un problème mondial mais je pense que l’on doit vivre avec. D’un côté, il faut amener des touristes, de l’autre, nous devons prendre toutes les précautions car des gens pourraient mourir. Certains pays imposent des tests pour accueillir les touristes.
L’hiver, toujours difficile, sera très dur cette année, pour le tourisme tunisien. Heureusement nous n’avons pas un nombre important de cas et nous n’avons pas dépassé les 60 morts, à ma connaissance. Il me semble que la Tunisie fait très attention à ce virus et soigne bien les malades.
Tous les hôteliers savent qu’il faut faire très attention aux barrières sanitaires, même quand le virus disparaîtra petit à petit. Il y a une nouvelle vie, même chez soi, à laquelle tout le monde va s’habituer, quand on ouvre les portes, quand on appuie sur le bouton d’un ascenseur, quand on se lave les mains. Dans les hôtels, on doit apprendre à vivre avec ce virus et maintenir le niveau d’hygiène.
Dans un pays qui compte plus de 800 hôtels, les réformes n’ont jamais été menées en profondeur. Peut-on aujourd’hui réformer un modèle qui ne marche plus : le tourisme de masse?
Nous avons la grande chance d’accueillir le tourisme de masse, mais aussi le tourisme de thalasso, sportif et de congrès, l’écotourisme, dans des endroits exceptionnels ! Cela peut aujourd’hui attirer une clientèle différente qui en a les moyens.
Il faut pour cela une volonté politique. Je ne dis pas que l’administration fait barrage, mais en tant que ministre j’ai découvert que l’administration travaille avec des règles qui remontent à l’indépendance. Aujourd’hui un investisseur qui veut lancer un projet demande des autorisations qui prennent un temps incroyable ou ne sont pas données à la fin alors qu’il n’y a pas de risque.
Il faut une volonté politique pour faciliter les démarches, délivrer les autorisations, une rapidité dans l’exécution.
En somme, il faut attirer l’investisseur étranger et ne surtout pas lui compliquer la vie. Les investisseurs sont présents partout dans le monde, en France aussi, et ne peuvent faire que du bien quand ils arrivent. Ils vont y créer de l’emploi dans des zones difficiles où l’on veut embaucher du personnel. J’ai fait un travail à ce sujet à Tozeur en facilitant l’ouverture des hôtels restés fermés, avec l’ouverture de l’hôtel exceptionnel Anantara qui appartient à un groupe qatari et amène une autre clientèle qui paye jusqu’à mille dinars par nuit.
La Tunisie a la grande chance d’accueillir le tourisme de masse, mais aussi le tourisme de thalasso, sportif et de congrès, l’écotourisme, dans des endroits exceptionnels ! Cela peut aujourd’hui attirer une clientèle différente qui en a les moyens. Il faut pour cela une volonté politique.
Aujourd’hui, avec la Covid-19 malheureusement tout est retardé, mais je pense que dans un an ça va repartir ! En Tunisie, ce n’est pas le ministre du Tourisme mais l’État qui doit réformer et aider les réformes. Le Parlement aussi doit accélérer le vote des lois portées par le chef du gouvernement. J’ai vu beaucoup de lois en retard quand j’étais ministre, ce qui retarde les réformes que l’on peut imaginer, c’était un handicap !
Comment voyez-vous l’avenir ?
J’ai mon Tour-Opérateur en France et nous sommes restés fidèles à notre pays la Tunisie ! Nous maintenons des vols charters et vendu des séjours, même si la demande habituelle n’est pas la même à cause de l’épidémie.
Il faut résister, nous sommes les enfants de la Tunisie et notre priorité, c’est vendre notre destination. À chaque crise, il faut changer un peu de méthode. Il faudrait proposer tout ce qui est différent du tourisme balnéaire car celui-ci fonctionnera tout seul et a tout ce qu’il faut pour lui en Tunisie.
Il faut amener une autre clientèle qui veut de la nature, de la thalasso, du culturel. Pendant ma mission de ministre, j’ai découvert que de nombreux sites archéologiques sont endommagés. De nombreuses municipalités les laissent à l’abandon. C’est un problème entre le ministère de la Culture et les municipalités. Or, les touristes aiment visiter ces sites et ils sont nombreux en Tunisie !
La Tunisie est un pays en crise, est-il possible dans la période actuelle, si particulière, de faire vivre un tourisme tel que vous le décriviez ?
Il faut utiliser la crise pour rebondir. La population sent la crise et sait que nous n’avons pas le choix. Demain, il faut ramener les touristes, mais ce n’est pas un problème sécuritaire ou de peur, c’est un problème sanitaire mondial.
On peut attraper le virus dans les avions, les aéroports, il faut donc penser dès maintenant à la manière d’ouvrir la destination. Et pour cela, il faut une approche marché pour chaque pays : Russie, République tchèque, Allemagne, Pologne, France, Italie…, chacun a sa façon de travailler.
Il faut un plan mais aussi aider les hôteliers qui seront nombreux à fermer cet hiver et que les banques doivent ménager. Ils sont endettés, ne peuvent pas payer leur personnel et parfois le loyer et les charges en raison de l’absence de recettes.
Au début de ma mission, face à ces dettes j’ai demandé un « plan Marshall ». À quoi sert que les intérêts dépassent parfois le capital dû par l’hôtelier qui ne peut pas y faire face ? Il faudrait rendre les hôtels plus faciles à gérer ou que les banques s’associent et entrent dans leur capital, comme en Espagne et d’autres pays où les banquiers sont actionnaires d’hôtels.
Les Tunisiens ont découvert à travers vous un Tunisien juif, comment avez-vous perçu cette relation et comment les choses se sont-elles passées pour vaincre la méfiance initiale ?
C’est vrai que ce n’était pas facile. J’ai d’ailleurs parlé avec le Chef du gouvernement quand il m’a nommé et lui ai demandé s’il était sûr que je serai confirmé en tant que ministre. C’est vrai que j’ai été attaqué par certains députés de l’opposition qui m’a utilisé comme un prétexte.
C’est dommage qu’elle m’utilise à cause de ma religion alors que je suis tunisien comme eux et qu’ils me connaissent déjà. D’un seul coup René Trabelsi est devenu un sioniste pro israélien. On en a fait un fonds de commerce pour une utilisation démagogique.
Que retenez-vous de cette expérience, seize mois au gouvernement ?
J’ai tenu bon. J’ai trouvé que les Tunisiens me respectent, m’encouragent et me félicitent. Quand je suis allé boire un petit café sur l’avenue en face de mon ministère, des gens m’ont dit au sujet d’attaques : « René ne les écoute pas, travaille, on est avec toi, oublie ça ! »
Le simple citoyen tunisien m’a donné le courage de tenir bon à chaque fois. Quand on m’attaque c’est à travers moi le Chef du gouvernement que l’on attaque, mais ça me donne le courage de travailler pour mon pays et je n’y ai jamais répondu. Le peuple est exceptionnel. Partout où je vais, dans les cafés, la rue, les gens ont envie de m’embrasser, de me serrer la main et de me dire des mots gentils.
Sur ma page Facebook j’ai des mots exceptionnels de la part de gens que je ne connais pas. Parfois je reviens à mon bureau et ma secrétaire me dit qu’une association m’a apporté des chocolats ou des fleurs pour me dire merci parce qu’ils ont aimé ce que j’ai dit la veille à la télé. Je pense que certains politiques qui se disent représentants du peuple ne le représentent en fait pas. Mais le peuple représente la Tunisie !
SU et NB