Jean-Pierre Raffarin : Nous sommes dans une guerre des leaderships

L’ancien Premier ministre français Jean-Pierre Raffarin, se penche sur ce qu’est le leadership dans un nouvel ouvrage. Il nous guide dans cette nouvelle compétition mondiale (États-Unis face à la Chine, la France en Afrique, etc.) à l’aune des valeurs d’empathie, de progrès et de connexion entre les forces vives des nations.
Par Hichem Ben Yaïche et Nicolas Bouchet
Pourquoi cette envie de pénétrer au cœur de l’art de diriger et de gouverner à travers le livre Choisir un chef. Les secrets du leadership à travers l’histoire (éditions Michel Laffon, 2021) ?
Ce livre est issu d’un cours et d’une pédagogie. Je suis professeur à l’École supérieure de commerce de Paris où je donne, depuis une quinzaine d’années, un cours sur le leadership pour apprendre aux futurs dirigeants ce qu’est la science du pouvoir et des responsabilités, ou l’art de diriger. Je l’ai développé par plusieurs expériences. L’une au Canada avec l’ENA du Québec, l’autre à Abidjan avec l’Institut de formation politique, enfin à l’Europe China Business School.
L’histoire africaine est toujours difficile, et pourtant, elle fait face à un pronostic très ambitieux qui dit que l’Afrique est le continent de l’avenir. D’un côté, l’Afrique serait le continent de toutes les pesanteurs et de l’autre, celui de tous les avenirs. C’est un grand écart qui demande aux jeunes générations un travail créatif important.
Par ce travail académique de réflexion, je me suis aperçu de la grande richesse à creuser la différence qu’il pouvait y avoir dans la culture des leaderships. Entre la culture américaine où tout s’apprend, diriger, parler, séduire et animer des réunions, et le côté plus nature de l’Europe où, comme le disait le Général de Gaulle, le leadership, c’est surtout des questions de caractère, de talent et d’exercice de divers dons. Puis viennent les cultures asiatiques et africaines.
La culture africaine est, de mon point de vue, un peu coincée dans une double difficulté. D’une part, le passé est toujours très présent et, au fond, les acteurs du passé de l’Afrique ne sont pas toujours les Africains. L’histoire africaine est toujours difficile, et pourtant, elle fait face à un pronostic très ambitieux qui dit que l’Afrique est le continent de l’avenir. D’un côté, l’Afrique serait le continent de toutes les pesanteurs et de l’autre celui de tous les avenirs. C’est un grand écart qui demande aux jeunes générations un travail créatif important.
Le leadership relève aussi des caractéristiques telles que le charisme, une forme de magnétisme, et l’application de formules dans le contact pour créer l’empathie. On développe certaines choses et d’autres sont à l’intérieur de soi.
Absolument. Le Général de Gaulle disait qu’à l’artiste comme au chef il faut le don façonné par le métier. Il faut l’expérience. J’ai eu l’occasion à l’université Houphouët-Boigny, de travailler avec des jeunes sur l’expression orale pour bien montrer combien, au fond, la parole est un élément très important du pouvoir et de la responsabilité.
Mais le leadership n’est pas toujours une vertu ; il a aussi ses dérives. Comme l’exercice solitaire du pouvoir ou le manichéisme. C’est-à-dire la tendance à dire que le bien, ce sont ses équipes, et que le mal ce sont les adversaires. Je citerai également la surexposition que nous voyons souvent en Europe, par contraste avec l’Asie où le chef est plus discret. Il n’est pas sur le devant de la scène, ce n’est pas Napoléon au pont d’Arcole !
Souvent, quand on reçoit une délégation chinoise, le chef est dans la délégation et il faut commencer par l’identifier. Ce n’est pas celui qui vous serre la main le premier. Il faut un certain nombre de choses qui font les différences entre les continents et que le leadership peut être vertueux bien qu’il faille anticiper ses dérives.
Par votre parcours, vous avez été au cœur de cette transfiguration. Comment vous êtes-vous approprié les éléments de l’époque et fait évoluer votre état d’esprit ?
Il faut vivre avec son temps. Nos grands chefs disaient souvent que ce n’est pas nous-mêmes qui faisons l’histoire mais que nous sommes ceux qui peuvent adapter l’humanité à l’histoire. Quelquefois, nous faisons l’histoire mais il s’agit le plus souvent de s’adapter à elle. C’est pour ça qu’il faut avoir à la fois ces grandes qualités du chef que sont la vision, la perspective et la promesse. Savoir projeter dans une vision ambitieuse ce qu’est le devenir.
Ce qui veut dire que le chef est quelqu’un qui doit savoir parler pour entraîner, pour incarner, pour projeter mais aussi qui doit savoir écouter. Dans notre enseignement, en Europe, on ne donne pas suffisamment de place à l’expression orale et à l’écoute, à la compréhension de l’autre. Apprendre à s’exprimer et à partager la parole devrait être des disciplines qui s’enseignent dès le plus jeune âge. Ce sont des éléments très importants des démocraties.
On voit les limites de la gouvernance mondiale de la Chine par l’absence dans le modèle chinois d’un équivalent de l’American way of life. On ne rêve pas avec les Chinois, au contraire du modèle américain…
Exactement. Le modèle est profondément différent et quasiment opposé qui met le collectif au-dessus de l’individu alors qu’aux États-Unis et en Europe on met l’individu au-dessus du collectif. En Chine, on voit une évolution. La pensée traditionnelle du pouvoir conçue par Confucius, Lao Tseu ou Han Feizi est telle que le chef n’agit pas. Le chef est dans le groupe et le fait agir. Il ne s’expose pas et ne s’use pas, on le protège.
En Chine, le Prince est historiquement quelqu’un de discret et qui joue de son influence. Comme un chef d’orchestre, il organise la pression des autres. Mais les compétitions internationales, la mondialisation et plus récemment, cette guerre froide entre la Chine et les États-Unis conduisent la Chine à sortir de ce silence relatif pour avoir des chefs plus engagés, plus communicants et plus connus dans le monde.
Xi Jinping aujourd’hui est connu dans les rues de Bangalore, les villages africains et en Amérique du Sud. On ne connaissait pas Hu Jintao et ses prédécesseurs. Une sorte d’incarnation quasiment occidentale avec des grands projets comme celui des Routes de la soie que Xi Jinping incarne. Cela a fait peur à l’Occident et déclenché un certain nombre de réactions qui ont été au départ de curiosité, puis de crainte, et enfin, dans un certain nombre de cas, d’hostilité.
Nous sommes dans une guerre des leaderships. Celui de la Chine qui est de plus en plus puissant tant l’économie numéro 2 est en train de devenir numéro 1. C’est ce que les géopolitologues appellent « Le piège de Thucydide ». Le numéro 1 ne veut pas que le numéro 2 émerge alors que le numéro 2 se verrait bien à sa place. Cette bataille conduit les Chinois à s’exposer davantage et à avoir un chef qui cherche à incarner internationalement sa cause et donne ainsi une capacité de dialectique dans le monde qui inquiète beaucoup. Cette compétition entre les États-Unis et la Chine peut d’une part mal tourner et d’autre part être très durable.
Évoquons la relation France-Afrique. La France a un problème de leadership. Pourquoi reste-t-elle mal comprise, malgré sa bonne volonté ?
L’histoire a fait que pendant longtemps, le leadership de la France a été colonial. Le colonialisme était une forme deleadership et il est clair que ce passé reste présent et que, de part et d’autre, il peut être utilisé, soit parce que c’est une cicatrice lourde de l’histoire, soit parce que les intérêts actuels font que les uns ou les autres peuvent en avoir besoin. On voit bien les nuances dans les différentes attitudes.
Ce qui doit permettre à la France de participer à nouveau au destin de l’Afrique, c’est de se projeter sur l’avenir non seulement du continent africain mais fondamentalement du continent eurafricain. Nous sommes dans le même bateau et il ne faut pas croire que l’Afrique sera heureuse si l’Europe est malheureuse, ni le contraire.
Certes, mais pourquoi ce décalage ? On dit en permanence que l’axe Europe-Afrique est fondamental et tous les éléments plaident pour ça. Pourtant, nous ne sommes pas dans l’action.
Oui, parce que les priorités ne sont pas perçues comme étant celles du long terme et que chacun essaie de voir les priorités du court terme. Or, le long terme, c’est l’intégration de ce milliard de jeunes qui va peser dans l’avenir de l’Afrique. Ce doit être une chance, une réussite, des forces nouvelles qui viennent donner son destin à l’Afrique. Au fond, nous ne nous projetons pas dans une situation à quinze ou vingt ans. À force de gérer le présent et de sous-estimer l’avenir, nous ne sommes pas au rendez-vous de l’avenir.
Ce qui nous empoisonne la vie, c’est que nous suivons une dialectique entre le passé et le présent. On présuppose toujours que le passé est toujours présent ou que le présent n’est pas assez différent du passé et on n’a pas là une proposition alternative, qui est le futur. Que faisons-nous du milliard de jeunes Africains qui en 2070 seront à la recherche de leur intégration dans la société ? Comment l’Europe participe-t-elle à cette dynamique ? Voilà notre question. Fondamentalement, si on avait un débat sur notre futur, on serait peut-être moins embourbé dans le passé.
Dans cette vision de la géoéconomie, nous avons pourtant des points d’appui considérables. Dans le parcours vers l’émergence, des transformations sont nécessaires. Comment les favoriser pour parvenir à ce que vous décrivez ?

La première des choses est de rapprocher les élites et, notamment, les élites entrepreneuriales. Il faut que les jeunes entrepreneurs africains et les entrepreneurs européens travaillent davantage avec des proximités et des amitiés construites pour l’avenir. Les personnes doivent être connectées ensemble pour faire face à l’avenir. Un des sujets majeurs que vont affronter les dirigeants d’entreprise et les jeunes porteurs de projet, c’est la solitude. Il faut rompre cette solitude en métissant les expériences pour essayer de comprendre les défis qui nous sont posés.
Il faut que nous ayons aujourd’hui une connexion de réseaux bien plus denses entre les acteurs, les entrepreneurs, les porteurs de projets. Tous ces leaders d’avenir qui sont dans les associations, les conseils municipaux et les entreprises. Toute cette jeunesse qui est le levier de notre avenir. Ces gens-là doivent avoir une vision de ce qu’est le continent eurafricain.
En Afrique, un des sujets majeurs que vont affronter les dirigeants d’entreprise et les jeunes porteurs de projet, c’est la solitude. Il faut rompre cette solitude en métissant les expériences pour essayer de comprendre les défis qui nous sont posés.
Pour cela, nous devons développer des solidarités actives allant jusqu’à des relations d’amitié pour construire une pensée commune, notamment entre les entrepreneurs et les jeunes entrepreneurs. Nous sommes en train de gagner la bataille de l’éducation. Et les jeunes entrepreneurs africains ont, pour la plupart, les bases éducatives nécessaires.
Aujourd’hui, vous êtes à la tête de la Fondation pour l’innovation politique et très actif au sein de la fondation Leaders pour la paix. Bien qu’observateur, vous êtes aussi un acteur du soft power…
Oui, et sur les sujets que nous avons évoqués je veux citer deux initiatives. Nous avons monté avec la ville de Montpellier une université d’été pour les jeunes entrepreneurs africains et européens. Ceci, de manière qu’ils travaillent ensemble pendant trois semaines à des échanges d’expérience et de projets. C’est fait à la dimension de notre fondation Prospective et innovation, avec le soutien du président de la République et des autorités françaises et des différents États associés à cette dynamique. Nous devons poursuivre ce travail de mise en connexion des leaders d’avenir.
Pour Leaders pour la paix, j’étais à Dubaï récemment, en compagnie de plusieurs autorités, avec le soutien des Émirats arabes unis. Nous avons participé à ce qu’un grand pavillon des femmes soit créé à l’Université de Dubaï. L’énergie féminine est une des énergies qu’il nous faut développer, autant en Europe qu’en Afrique. Se trouve dans la capacité d’entreprendre des femmes des ressources formidables à promouvoir. Nous travaillons beaucoup avec les femmes comme leaders de paix, y compris pour la médiation.
Avec ces deux exemples, nous montrons qu’il faut donner aux populations des espaces très grands pour leur horizon et des amitiés solides, diversifiées, qui leur permettent d’éviter la solitude face aux défis qui impressionnent parfois par leur ampleur.
Comment structurez-vous cet élément fondamental qui bouleverse nos vies, la révolution numérique ?

Le progrès ne se bouleverse pas mais qu’on peut s’y adapter. Il faut être assez humble face aux évolutions. Quelques habitudes parfois font l’histoire mais l’histoire est un fleuve plus grand que nous. Il faut travailler sur les berges pour éviter d’être emporté. Tout notre talent est de comprendre le fleuve de l’histoire et de faire vivre l’humanité dans ce fleuve sans qu’il nous emporte et sans perdre notre maîtrise de l’avenir.
N’oublions pas que cette sensibilité, tout l’art de la diplomatie et notre vivre-ensemble sont inventés pour lutter contre la violence. Quand les hommes sont entre eux, ils ont tendance à se gérer par la violence et c’est pour ça que nous avons mis du droit et de la politique dans nos affaires, pour éviter les excès de violence. La violence est toujours menaçante parce que les inégalités le sont, parce que les atteintes à la dignité sont très nombreuses. On voit bien qu’on a besoin dans ce monde d’une certaine forme de vigilance pour que les progrès techniques aillent toujours dans la bonne direction et qu’il n’y ait pas trop de dérives.
Le progrès est une force considérable pour que les peuples avancent dans l’histoire. Naturellement, il faut parvenir à cette sagesse du progrès qui fait qu’on essaie de ne pas trop abandonner notre pouvoir sur les choses et sur la vie. Au-delà de l’adaptation, il faut quand même avoir la capacité, comme disait Malraux, de laisser notre cicatrice sur l’histoire.
@HBY et NB