Felwine Sarr : « L’Afrique est à un moment de bascule ! »

Économiste de formation, Felwine Sarr est un intellectuel engagé en première ligne pour que l’Afrique renoue avec ses valeurs et son authenticité en se modernisant. Il entend remettre l’humain au cœur du débat d’idées. Première partie de notre entretien.
Propos recueillis par Guillaume Weill-Raynal
Comment avez-vous vécu la pandémie de Covid-19 ?
Je me trouvais à Dakar. J’ai donc vécu cet événement depuis le continent africain, ce qui a constitué pour moi une expérience importante, en immersion dans les réalités locales : la façon dont la pandémie se propageait chez nous, comment nous la vivions, les mesures prises, etc. Et, en même temps, je voyais, comme dans un miroir inversé, le regard que le monde portait sur nous.
La différence entre cette perception extérieure et la réalité que je vivais a constitué, pour moi, une expérience particulièrement intéressante. Je regardais la télé, j’entendais un discours alarmiste et funeste qui s’inquiétait pour l’Afrique. Pourtant, chez nous, l’épidémie se propageait doucement avec un nombre limité de morts. Les gens portaient le masque et que le gouvernement prenait les mesures qui s’imposaient avec les moyens dont il disposait.
Le bien-être, la liberté et la vie doivent être les impératifs du continent africain. S’il fallait une expérience pour démontrer la nécessité fondamentale de réinventer les modalités de sa présence au monde, c’est bien celle-ci !
Malgré cela, on nous disait que nous allions devenir l’épicentre de la pandémie, que nous allions mourir par milliers ou par millions. Cette « réalité » qui émergeait soudainement d’un inconscient profond m’a paru très symptomatique. Le continent africain demeure un réservoir de fantasmes, un lieu à travers lequel le reste du monde se définit par antinomie.
Un lieu qui représente les abymes et les abysses et qui répond au besoin qu’ont certains de se rassurer sur eux-mêmes. Dans une période angoissante où les pays les plus riches, les plus industrialisés et les mieux organisés ont montré leurs limites, il leur fallait un lointain, un repoussoir qui leur permette de se rassurer. Et c’est malheureusement le continent africain à qui l’on a assigné ce rôle. Je pensais que cette forme de discours afro-pessimiste avait disparu, que les représentations avaient évolué, mais hélas, ce n’est pas le cas…
Au-delà de cette perception, il n’en demeure pas moins que cette pandémie a tout bouleversé. Quelles réflexions l’événement a-t-il fait naître en vous ?
Au départ, ma réflexion a été d’ordre économique, compte tenu de ma formation de base. Je me suis interrogé sur la manière de rendre les économies africaines plus résilientes et moins vulnérables au choc, afin de pouvoir nourrir les populations de manière adéquate. Notamment, par une alimentation neutre en carbone. Je me suis également penché sur les questions de soins et de santé qui sont absolument fondamentales ainsi que sur le modèle civilisationnel qui doit être le nôtre, à travers la question des rapports entre l’économie et l’écologie.
La crise de la Covid-19 a entraîné une remise en cause fondamentale du mode de vie qui était le nôtre. Elle a révélé ses vulnérabilités, son caractère non durable ainsi que la nécessité impérative de changer l’articulation des rapports entre les êtres humains. C’est une question globale : que l’on soit à Dakar, à Shanghai, au Burkina Faso ou à Londres, la question de notre modèle de vie, de notre rapport au vivant et de la manière dont nous habitons cette planète est réapparue avec force.
Ce qui me semble particulièrement intéressant, c’est qu’avant la crise, ceux d’entre nous qui appelaient déjà à changer de modèle de société étaient catalogués comme des rêveurs et des utopistes. On semblait considérer qu’il était impossible d’arrêter une machine néolibérale implacable. Or, nous avons fait l’expérience, pendant trois mois, de son arrêt. Cette expérience change radicalement la donne.
Nous ne sommes plus dans le domaine de la projection des idées ou de l’imagination mais de l’expérience au jour le jour : nous avons vu nos villes respirer, les animaux revenir, les rivières revivre. Nous avons vu qu’un seul paramètre peut arrêter le système et obliger à repenser. Et lorsque nous avons envisagé le déconfinement, nous nous sommes interrogés sur la question de savoir quelles étaient les activités véritablement essentielles vers lesquelles nous devions orienter le redémarrage. Cela veut donc dire qu’il y a bien, en économie, de l’essentiel et du superflu.
Nos yeux ont commencé à se dessiller et nous avons commencé à regarder différemment le personnel soignant et celui des supermarchés. Ces gens sont devenus subitement importants – ils l’étaient déjà – mais cela nous a fait prendre conscience de la faiblesse de leurs rémunérations. Ce qui est important, en définitive, c’est que la réalité nous a obligés à nous arrêter et à réfléchir sur le réel que nous vivons. Cette réalité mettait notre vie en danger et nous a contraints à arrêter le système pour préserver la vie et la santé.
Face à cette nouvelle donne, l’Afrique a-t-elle les moyens de rebattre les cartes et de cultiver sa singularité ?
La question n’est pas de savoir si elle peut le faire… Elle doit le faire ! C’est une exigence ! Le bien-être, la liberté et la vie doivent être les impératifs du continent africain. S’il fallait une expérience pour démontrer la nécessité fondamentale de réinventer les modalités de sa présence au monde, c’est bien celle-ci ! L’Afrique doit, avant toute chose, repenser son économie à l’aune de ses besoins, de ses ressources et de ses priorités : en agriculture, elle doit travailler en vue de sa sécurité et de son autonomie alimentaire ; elle doit nourrir, soigner, éduquer…
Les Africains ont pris conscience que dès que survient une crise globale, les nations se replient sur elles-mêmes. Le commerce international a été arrêté ; des barrières protectionnistes ont surgi, notamment sur des denrées stratégiques. Sur ces questions, nous avons eu tout le loisir d’observer les limites de la solidarité internationale et globale, et celles de la dépendance. C’est donc une absolue nécessité de construire les fondamentaux économiques et politiques, les conditions d’une plus grande indépendance.
C’est un discours que l’on tient depuis des années… Qu’est-ce qui va changer, à l’avenir ?
On peut espérer que des forces sociales vont s’organiser, issues de la société civile et de la jeunesse, et qu’elles vont obliger les gouvernants à changer de cap. Par exemple, au Sénégal, le gouvernement a décidé de repenser son programme économique d’après-crise. Ce programme qui était, au départ, classiquement néolibéral, a été remis en chantier avec une nouvelle inflexion en faveur de l’agriculture, de la santé et des secteurs stratégiques. Sans la crise, un tel changement de cap aurait été impossible !
Le gouvernement a été forcé à une prise de conscience de la crise économique qui s’annonce et qui appelle à de nouvelles réponses. Compte tenu de l’importance de notre secteur informel et des vulnérabilités qui sont apparues, nous devons faire face. Surtout, je constate – et c’est très important – l’apparition d’un consensus intellectuel sur la nécessité de ces changements. Je n’ai jamais entendu, en Afrique et ailleurs, autant de voix appeler à un monde différent.
Quels sont les chantiers prioritaires ? Et où en êtes-vous de la réflexion que vous menez depuis des années ?
Je travaille actuellement sur deux chantiers : d’abord sur la reconstruction des Humanités et des savoirs qui représentent, pour moi, quelque chose de fondamental. J’entends, par-là, que les sociétés sont fondées sur des savoirs et des épistémologies. Le savoir vous transmet une vision du monde en informant votre subjectivité et en vous faisant agir. Cette vision vous révèle des mondes et vous en cache d’autres. Et le lieu où s’articule fondamentalement la société – le lieu de son ancrage dogmatique – est celui de la production de ces savoirs.
Le débat que nous avons eu, par exemple, sur l’hydroxychloroquine, recouvre une problématique qui est celle de la géopolitique des savoirs. Nous sommes en présence d’un discours scientifique dominant qui estime avoir le monopole de prescrire ce qui est juste ou pas, ce qui est valable ou pas, quels sont les bons protocoles pour agir sur le réel. Face à ce discours, d’autres font valoir les vertus des plantes médicinales, etc. Il s’agit d’une lutte dont l’enjeu est de savoir qui monopolise le savoir, c’est-à-dire qui est le plus légitime pour agir sur le réel.
Je dispose de nombreuses archives qui viennent d’Afrique du Sud, d’Inde, d’Asie, etc. Elles doivent être respectées et intégrées dans la production de savoir global. Il n’y a aucune raison de ne se fonder que sur une seule archive issue de la production de savoir occidentale de ces cinq derniers siècles, alors que le monde regorge de potentialités cognitives et de ressources.
Mon deuxième chantier est lié à l’anthropologie économique. Il s’agit de repenser l’économie, dans ses fondements profonds, de repenser ce que j’appelle une économie du vivant.
Mais comment faire partager ces idées par le plus grand nombre, afin d’en faire un outil efficace pour changer concrètement le monde ?
Il faut procéder par étapes. La première est celle de ce que j’appelle les croyances d’une époque. La fin du xxe siècle et le début du xxie sont fondés sur une vieille épistémè : le progrès, l’ordre, la croissance, etc. Depuis un certain nombre d’années, nous voyons croître une contestation intellectuelle de ces grands « totems ».
Les gens prennent conscience que cette croissance a aussi des effets dévastateurs, qu’elle n’est pas durable. On peut parler d’un bouleversement dans l’espace des idées, même si le passage des idées à la pratique peut prendre du temps, car il faut d’abord un consensus sociétal. Je pense que nous sommes en train de gagner ce consensus. Il y a beaucoup de travaux de réflexion sur la nécessité de changer de modèle économique que j’ai entendus durant la crise, un peu partout, dans l’espace ouest-africain, y compris de la part de certains chefs d’État. Ils ne l’auraient jamais fait auparavant.
Les États et les sociétés souveraines doivent se construire sur des consensus sociaux et démocratiques fondamentaux. Les sociétés africaines ont besoin d’un contrat social.
Maintenant, la question que vous posez, et qui est la plus difficile, est de savoir comment passer de la théorie, des visions, des idées à la pratique. Il nous faut des ponts. Nous devons réinjecter dans la société une plus-value intellectuelle, informer les pratiques et aussi les réformer. Cela doit passer par une prise de contrôle du politique. Nous ne pourrons jamais faire l’économie de repenser le politique, de faire en sorte qu’en Afrique, les sociétés civiles aient les moyens d’action dans le champ du politique, que les gens puissent prendre leur vie en main sur tous les aspects du quotidien, qu’ils puissent avoir une action citoyenne dans leurs municipalités. Je pense que nous pourrons y arriver.
Mais l’Afrique souffre, aujourd’hui. Comment aborder cette question ?
Nous avons plusieurs défis à relever : la sécurité, la stabilité politique, le djihadisme dans le Sahel, etc. Mais tous ces défis ne présentent pas la même urgence ni la même importance. Nous devons, avant tout, identifier les sources de ces problématiques. Nous ne devons pas nous disperser. Tous les défis ne peuvent pas être traités en même temps. Sinon, vous risquez de gaspiller vos efforts.
Les États et les sociétés souveraines doivent se construire sur des consensus sociaux et démocratiques fondamentaux. Les sociétés africaines ont besoin d’un contrat social. Les individus d’un territoire doivent s’entendre pour créer des pactes de vivre ensemble. Peu importe que ce pacte soit citoyen, démocratique, national, républicain, etc. Appelons-le comme on veut. Il importe avant tout de prendre conscience, sur un territoire donné, d’une communauté de destin – un bien-être à partager, des ressources réparties de manière équitable – comme socle d’une culture de la paix. Les conflits sont toujours liés à la confiscation des ressources, à l’exclusion de certains groupes et au favoritisme de certains par l’Etat qui devrait demeurer impartial.
Les redistributions de possibilités de vie sont inéquitables. Il est fondamental de reconstruire les contrats sociaux autour du partage de la vie et des opportunités de vie. C’est pourquoi je pense que nous ne pouvons pas laisser de côté la question du politique. C’est une question centrale ! Car une guerre civile causée par l’absence d’un pacte social fort, juste et inclusif peut, en un an ou deux, réduire à néant les fruits d’une ou deux décennies de croissance continue.
A SUIVRE