x
Close
Interview

Felwine Sarr : « L’Afrique a assez de ressources pour elle-même »

Felwine Sarr : « L’Afrique a assez de ressources pour elle-même »
  • Publiéjuin 12, 2020

Suite de notre entretien avec l’universitaire Felwine Sarr. Qui appelle de ces vœux une autre forme de commerce en Afrique, mal insérée aujourd’hui dans la mondialisation. Changement de cap qui doit s’accompagner d’une meilleure redevabilité des dirigeants.

Propos recueillis par Guillaume Weill-Raynal

En matière économique, quels sont les chantiers prioritaires, en Afrique ?

Nous avons, aujourd’hui, une économie qui favorise l’entropie du vivant. Nous rejetons dans l’atmosphère plus de déchets que nous pouvons en absorber ; l’économie carbonise le vivant, dont les modes de production rendent le travail précaire et vulnérable. Les chaînes de production mondiales sont longues et fragmentées, ce qui pénalise l’ensemble des acteurs au moindre blocage qui survient.

La mondialisation ne profite, en définitive, qu’à une minorité. Cette économie ne remplit pas sa fonction d’accroître le bien-être du plus grand nombre. C’est, en réalité, une économie de la « mécroissance » : lorsqu’elle croît, ce n’est que le PIB qui augmente, et cette croissance se fait au détriment du vivant, dès lors qu’on ne calcule pas les coûts environnementaux qu’elle entraîne. Il faut donc repenser cette économie dans son axiologie, dans ses principes, et dans ses modalités. Sans perdre de vue son but qui doit tendre vers l’efficacité : elle doit répondre aux besoins des gens.

 Justement, déjà certains évoquent une possible « démondialisation ». Comment situer l’Afrique au cœur de la carte du monde qui se dessine ?                                                                                                              

Aujourd’hui, le continent africain ne représente que 2% des échanges commerciaux mondiaux. Avant même la crise, ce continent était déjà « démondialisé » ! Il absorbait les flux de marchandises du monde, mais il y contribuait très peu. Les pays africains n’allaient jamais au-delà d’une certaine spécialisation, en s’insérant dans de courts segments de la chaîne mondiale de valeurs. Structurellement, la mondialisation ne nous était pas bénéfique.

Les individus et les forces sociales qui veulent que l’Afrique change doivent mettre le pied dans la porte. Ils doivent profiter du temps d’aujourd’hui pour construire, pour agir, exercer une pression sur les gouvernements, mobiliser les forces vives. C’est le moment ou jamais pour profiter d’un effet de bascule.

Nous n’avons aucune raison de continuer à jouer un jeu qui ne nous est pas bénéfique ! Nous perdions plus que nous ne gagnions, nos matières premières étaient transformées dans les pays développés. Nous étions réduits à une spécialisation primaire qui ne nous apportait aucune valeur ajoutée et qui nous rendait vulnérable face à la baisse des coûts des matières premières. Nous nous retrouvons nus à chaque crise. Nous devons repenser les modalités de notre insertion dans le commercial international ; il ne s’agit pas de prôner l’autarcie, mais de nous y insérer à notre avantage.

Tout le monde est d’accord sur le constat mais comment agir ?

La Zone de libre-échange africaine (ZLECAf) qui vient d’être créée est la plus grande zone de libre-échange qui existe…

Elle n’est encore que théorique…

Il faut bien commencer par créer le cadre. Nous devons, à présent, créer les infrastructures qui permettent d’acheminer les marchandises d’un point à un autre. Nous devons intensifier le commerce intra-zones, créer des chaînes de valeurs continentales, reconnaître à l’Afrique une préférence continentale dans le commercial international.

Les dernières décisions de la Cedeao et de l’Uemoa vont dans ce sens. Il faut privilégier les marchés intérieurs. Des actions concrètes peuvent être prises pour rendre ces zones opérantes : créer des voies de communication pour distribuer les marchandises. Ce sont des chantiers qui ne dépendent que de nous. Nous avons beaucoup appris de la mise en place « théorique » de la ZLECAf. Ce n’était pas évident de nous mettre tous d’accord.

Nous pouvons à présent installer les infrastructures, choisir en commun des politiques économiques et commerciales orientées vers la satisfaction du marché intérieur. Ces politiques favoriseront le développement de la production. Tout cela repose sur des choix politiques. Il ne manque que la volonté. Nous disposons d’assez de ressources pour assurer l’autosuffisance du continent.

Quelle est votre vision des rapports entre l’Afrique et la France ?

La jeunesse africaine ne veut plus des rapports néocoloniaux qui ont existé par le passé. Elle a pris conscience de ce néocolonialisme latent, comme si le continent était encore sous tutelle. La décolonisation n’a pas été achevée. C’est un fait. On peut le tourner comme on veut, c’est une réalité.

La jeunesse est aussi en déphasage avec certains de ses leaders dont elle estime qu’ils ne défendent pas ses intérêts sur le plan symbolique de la dignité du continent, et qu’ils perpétuent ces relations de dépendance et de tutelle. Soixante ans après les indépendances, nous devrions être dans une phase de qualité relationnelle fondamentalement différente, et ce n’est pas le cas ! Nous avons encore beaucoup de travail.

Vous rencontrez fréquemment les dirigeants. Entendent-ils ce que vous leur dites ?

Tant que ce que vous leur dites leur donne le sentiment de servir leurs intérêts politiques à court terme, ils peuvent vous donner le sentiment de vous écouter. Mais ils sont dans une rationalité politique qui va au-delà. Ils bénéficient de toute l’information du monde, puisée aux meilleures sources. Ils sont très bien informés !

Mais ils font ce qu’ils veulent, selon la rationalité politique qui leur est propre. Toute la question est de faire émerger une nouvelle rationalité, où une nouvelle classe, un nouveau leadership défendrait enfin nos intérêts. Où les trouver ? Comment les éduquer ? Comment faire en sorte qu’ils ne soient pas toujours motivés par des arbitrages de court-terme ?

C’est une question structurelle : il ne suffit pas d’accuser tel ou tel dirigeant de telle ou telle chose. C’est le système qui a produit ce dirigeant, qui a produit ce type de leadership. Nous devons travailler à des écosystèmes qui produisent des types de leadership différents.

Nous n’avons aucune raison de jouer un jeu qui ne nous est pas bénéfique ! Nous nous retrouvons nus à chaque crise. Nous devons repenser les modalités de notre insertion dans le commercial international ; il ne s’agit pas de prôner l’autarcie, mais de nous y insérer à notre avantage.

Cela ne sert à rien de pointer des individus du doigt. Ils sont remplacés par d’autres, et c’est le même cirque qui recommence : au début, les gens sont pleins d’espoir, mais ils prennent vite conscience que la rupture ne s’est pas produite. D’où viendra-t-elle ? Je pense qu’il s’agit d’un travail très profond que nous devons mener.

Dans les sociétés traditionnelles, les gens étaient éduqués dès l’enfance à travailler pour le bénéfice de la communauté, à modérer leurs passions, à adopter l’attitude convenable pour représenter le groupe dignement. Les contre-pouvoirs existaient. Et les cultures faisaient émerger des individus qui étaient dévolus au bien-être de la communauté. Comment réinstaller ces cultures dans un monde contemporain ?

Les experts en sciences politiques doivent mener une réflexion approfondie sur les incubateurs, les écosystèmes et les modes de production du politique susceptibles de favoriser l’apparition de leaders qui défendent l’intérêt commun parce qu’ils sont soumis au principe de redevabilité ainsi qu’à celui de contre-pouvoirs à même de les remplacer en cas d’insatisfaction. Et de les remplacer à temps échu. Pas trop tard.

Jugez-vous que se présente à l’Afrique une opportunité nouvelle pour aller dans ce sens ?

Du point de vue de la brèche ouverte dans le temps historique, c’est effectivement une opportunité. Toute la question est de savoir si nous saurons la saisir. Il ne s’agit pas de se projeter dans l’avenir, mais d’agir au présent. Les individus et les forces sociales qui veulent que l’Afrique change doivent mettre le pied dans la porte. Ils doivent profiter du temps d’aujourd’hui pour construire, pour agir, exercer une pression sur les gouvernements, mobiliser les forces vives.

C’est le moment ou jamais pour profiter d’un effet de bascule. La lutte politique oppose ceux qui veulent que les choses continuent – et qui vont essayer de refermer la porte – et ceux qui veulent que ça change. Ces derniers ne doivent pas se contenter d’incantations. Ils doivent passer à une autre phase, celle de l’organisation et de l’action sociale. C’est tout l’enjeu de la situation présente. Il ne suffit pas d’avoir des souhaits ou des désirs, il faut agir pour que l’Afrique que nous voulons advienne.

Écrit par
Par Guillaume Weill-Raynal

Laissez un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *