Inde-Afrique : Les moyens d’une géo-économie
L’intérêt de l’Inde pour l’Afrique paraît moins spectaculaire que celui de la Chine. Plus discrètes, les affaires n’en tournent pas moins sur le continent, pour cette puissance émergente qui a lancé en 2008 le premier sommet Inde-Afrique, à New Delhi.
Par Anne Khady Sé
Signe des temps : le groupe Varun Beverages, détenteur de la franchise PepsiCo en Inde, a annoncé en février un investissement massif de 300 millions de dollars en 2018 pour assurer son expansion en Inde, mais aussi en Asie et en Afrique (notamment au Maroc, en Zambie et au Mozambique), ses deux territoires de prédilection.
L’Inde, huitième investisseur étranger le plus important en Afrique, selon le World Investment Report, comptera 17 % de la population mondiale en 2050, laquelle dénombrera 25 % d’Africains. La plus grande démocratie du monde affiche une croissance enviable de 7 % qui surpasse depuis 2014 celle de la Chine, pour un PIB plus important, depuis 2008, que celui de la Grande-Bretagne ou de la France.
Cette puissance émergente reste un pays en développement, à l’instar de ses pairs en Afrique, qui ont partagé la même lutte pour leur indépendance. Classée 100e dans le rapport Doing Business de la Banque mondiale sur le climat des affaires, 22 rangs derrière la Chine, l’Inde n’en cherche pas moins à sécuriser ses approvisionnements énergétiques…
L’aide publique de l’Inde au développement de l’Afrique a porté sur 9 milliards $ entre 2007 et 2017, centrée sur le secteur primaire. Un niveau encore faible, comparable aux engagements de la Chine pour le seul Angola.
…et alimentaires. Un double impératif souligné lors de la cinquième édition des Dialogues stratégiques, organisée le 11 avril à Paris par le think tank marocain OCP Policy Center et le Centre HEC de géopolitique, et consacrée à l’avenir de l’Inde dans le monde.
Terre, pétrole, boissons, bus et télécoms
D’où la pratique du landgrab, plus active que celle de la Chine en Afrique, avec 24 importants accords de location de terres recensés en Éthiopie, neuf au Mozambique et six en Tanzanie. Documentée et dénoncée comme une « atteinte néocoloniale » à la souveraineté des États concernés par des ONG telles que Oxfam et Human Rights Watch, cette pratique est défendue par les autorités indiennes. En 2013, le gouvernement a ainsi rappelé que les sociétés indiennes opèrent dans le cadre des lois des pays d’accueil, citant le cas de la firme Karuturi Global, en Éthiopie, qui a contribué à faire de ce pays un exportateur de fleurs coupées concurrent du Kenya.
Le fait est moins connu : trois sociétés énergétiques publiques figurent parmi les plus gros investisseurs indiens en Afrique. Il s’agit de Oil and Natural Gas Corporation Videsh Ltd (OVL), une société lancée en 1996 pour investir à l’étranger, Gujarat State Petroleum Corporation (présente en Égypte) et Oil India Ltd (Gabon, Libye et Nigeria).
À elle seule, OVL représente 60 % des IDE (investissements directs à l’étranger) sortant d’Inde entre 2008 et 2016, en dehors de Maurice, en Afrique (soit 3 milliards $ investis au Congo, en Côte d’Ivoire, en Égypte, en Libye, au Mozambique et au Soudan), selon l’étude détaillée de la chercheuse Malancha Chakrabarty sur les investissements indiens en Afrique, publiée en février par l’Observer Research Foundation (ORF).
Viennent ensuite les entreprises du secteur privé telles que le conglomérat Interlabels Industries, Coromandel (engrais), Indian Hotels Company, Varun Beverages, le groupe Tata (Tata Steel, Tata International et Tata Power) et Bharti Airtel, à travers sa filiale Bharti Airtel International, basée aux Pays-Bas.
Une diaspora ancienne et importante en Afrique
Ce groupe, en position de leader ou de n° 2 dans quinze pays d’Afrique, est présent sur la façade africaine de l’océan Indien (Seychelles, Madagascar, Tanzanie, Malawi, Kenya), mais aussi sur les marchés importants (Nigeria, RD Congo, Ouganda) ainsi que des pays de plus petite taille (Rwanda, Niger, Tchad, Gabon, Congo). Il compte 78 millions d’abonnés à la téléphonie mobile sur le continent, pour des actifs estimés en février par la Bank of America et Merrill Lynch à 6,6 milliards $.
Enfin, tout un tissu de PME indiennes opère dans les manufactures, secteur prioritaire pour la transformation structurelle des économies sur le continent. Des liens sont noués avec les opérateurs d’origine indienne en Afrique qui représentent 12 % de la diaspora indienne totale (1,3 à 2,5 millions de personnes selon les estimations, qui incluent des natifs de ces pays de la seconde, troisième ou quatrième génération, qui se considèrent comme Ougandais, Kenyans, Tanzaniens ou Sud-africains).
Intérêt marqué pour les pays donnant sur l’océan Indien
L’Inde a consacré 21 % de ses IDE à l’Afrique entre 2008 et 2016 (soit 52,6 milliards $), dont une part écrasante de 91,4 % a été drainée par la seule Maurice, un paradis fiscal axé sur les manufactures de produits textiles. La plupart des grandes firmes indiennes ne développent pas de stratégie d’expansion à l’échelle du continent. Elles limitent souvent leur présence à un pays : Interlabels se focalise ainsi sur le Kenya, Indian Hotels Company sur l’Afrique du Sud, Coromandel sur la Tunisie et Tata Power sur la Zambie.
Avec les Seychelles, Maurice n’est pas le seul horizon africain de l’Inde, tant s’en faut. La première tournée de Narendra Modi en Afrique, en 2015, a clairement défini les contours d’un intérêt qui touche à tout le littoral oriental du continent. Le Premier ministre indien s’est ainsi rendu en Afrique du Sud, au Mozambique, au Kenya et en Éthiopie.
L’Inde se positionne également dans l’Asia-Africa Growth Corridor formé avec le Japon, en réponse à la « route de la soie » chinoise. Si on s’en tient aux chiffres, les dix pays (hors Maurice) dans lesquels l’Inde a investi le plus entre 2008 et 2016, sont selon l’ORF, dans un ordre décroissant, le Mozambique, l’Égypte l’Afrique du Sud, la Tunisie, le Kenya, la Zambie, la Libye, l’Éthiopie, le Maroc et le Soudan.
Les exportations de l’Inde vers l’Afrique ont porté sur 21,8 milliards $ en 2016, contre 89,8 milliards pour la Chine, selon la Banque mondiale. Elles se composent à 17 % de combustibles et minéraux, 13 % de médicaments et 10 % de véhicules. Les principaux marchés sont selon les données de Trademap : l’Afrique du Sud (15 %), le Kenya (11 %), l’Égypte (10 %), le Nigeria et la Tanzanie (8 % respectivement).
Quelle stratégie africaine pour l’Inde ?
L’Inde se positionne, selon Jean-François Daguzan, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) en France, comme « grand coopérateur face à la “vilaine” Chine qui domine – ou telle est du moins la vision que l’Inde essaie de porter en Afrique, en tant que partenaire plus égal n’ayant pas le poids de pratiques néocoloniales ou de l’avidité supposée des Chinois ».
Parmi les annonces faites à l’issue du dernier sommet Inde-Afrique de 2015 à New Delhi figurent 50 000 bourses d’études destinées à de jeunes Africains d’ici à 2021 et 10 milliards $ de lignes de crédit concessionnelles au même horizon. L’aide publique de l’Inde au développement de l’Afrique a porté sur 9 milliards $ entre 2007 et 2017, centrée sur le secteur primaire. « Ce niveau reste faible, indique Moubarak Lô, conseiller spécial du Premier ministre du Sénégal et consultant de l’OCP Policy Center, équivalent à ce que la Chine a investi dans un seul pays, l’Angola, sur la même période. »
Pour autant, la stratégie indienne en Afrique reste fragmentée et tâtonnante, sans « grande rationalité », poursuit Moubarak Lô. Elle reste entre les mains de responsables du ministère des Affaires étrangères qui ne « sont pas les meilleurs sur l’Afrique », hors d’un cadre global d’action qui serait pensé au sommet de l’État, en partenariat avec le secteur privé.
L’Inde va néanmoins ouvrir 18 ambassades en Afrique d’ici à 2021, faisant passer de 29 à 47 le nombre de représentations diplomatiques permanentes sur le continent. Outre la présence de 3 500 Casques bleus indiens en Afrique, New Delhi prévoit de construire une base militaire aux Seychelles.