À la recherche de la licorne francophone

Tandis que l’Afrique anglophone compte plusieurs « licornes », l’espace francophone en cherche toujours. Quels sont les obstacles à cette croissance rapide des jeunes pousses ? Quelques éléments de réponse.
Par Paule Fax
Hormis Jumia – dont nous ne discuterons pas ici le caractère « africain » –, quelle société est capable de lever un milliard de dollars sur les marchés ? Plusieurs spécialistes du financement des jeunes pousses, et quelques créateurs de start-up, ont débattu de ces questions lors d’un webinaire organisé par nos confrères d’Africa CEO Forum.
Mohamed Zoghlami, créateur de la plateforme Afric’up, considère qu’incontestablement, la langue française peut constituer « un petit handicap ». Les données à connaître, à chercher, pour un créateur, sont en anglais, de même que les présentations à faire dans les séminaires internationaux.
Le critère principal d’un écosystème réside dans la réponse aux besoins économiques. On doit féliciter un entrepreneur quand il réussit à dégager des bénéfices durables pour son entreprise, pas quand il réussit à lever des fonds !
Avoir à sa disposition un écosystème est essentiel pour démarrer. Or, on s’aperçoit vite que dans les financements et dans les écosystèmes, les incubateurs sont très développés du côté anglo-saxon, moins dans l’espace francophone.
Cela s’explique par les poids économiques des régions, essentiellement. De plus, l’esprit « Business » est davantage ancré dans le monde anglo-saxon. « En Afrique francophone, essuyer un échec est très mal vu, ce qui n’est pas le cas du côté anglophone. »
Bref, la culture entrepreneuriale, celle des Business Angels, est plutôt anglophone. Les grands fonds d’investissement, aussi, se retrouvent du côté anglo-saxon. L’accompagnement des jeunes pousses est également mieux adapté. « En Afrique francophone, elles ont tout de suite le fisc sur le dos ! »
La crise sanitaire a-t-elle modifié la donne ? Pas fondamentalement, considèrent trois jeunes spécialistes. Nouss Bih (Investisseurs & Partenaires) rappelle que les affaires se sont réactivées à partir de juillet, dans les Fintech, les médias, l’éducation, l’énergie, etc.
Raymond Mendy (Texaf Digital Campus) juge également que la problématique du financement des start-up n’a pas sensiblement variée. « Sauf pour les Fintech, qui ont bénéficié de l’engouement pour les paiements électroniques. Certaines ont vu leur activité doubler ! »
Une fenêtre d’opportunités s’ouvre
Christian Jekkinou (Fanaka & Co) juge que la crise a permis aux dirigeants des pays africains de mieux prendre en compte la problématique des start-up. « Les jeunes ne sont pas que des bricoleurs à qui il faut juste donner un coup de pouce ; ils doivent être mieux intégrés aux politiques publiques ! »
Il donne l’exemple d’une « édu-tech », au Bénin, qui a permis à de nombreux élèves de suivre des cours. Elle a initié les enseignants à l’usage d’une tablette dédiée, a noué un partenariat avec un distributeur. Désormais, les cours sont contenus dans une tablette qui peut se mettre à jour très facilement. Le modèle économique repose sur l’achat du terminal et une participation financière aux téléchargements.
Plus généralement, Christian Jekkinou ne conteste pas que la culture entrepreneuriale puisse jouer un rôle dans le relatif retard de l’espace francophone. Les Anglais ont une approche plus pragmatique des choses, tandis que les francophones ont du mal à se centrer sur l’essentiel. La conceptualisation puis la réalisation des projets sont un peu plus lentes, avant d’accéder au terrain. « Les Anglo-saxons réfléchissent moins ! »
Adnane Ben Halima (Huaweï) considère qu’« une fenêtre s’ouvre », en Afrique francophone. L’économie digitale présente une vitesse de croissance deux fois supérieure à l’économie traditionnelle ; les investissements sont six fois plus rentables. Cette réalité représente une belle opportunité pour les start-up. « Investir dans le digital est un bon créneau, en ce moment. »
Il faut, bien sûr, les prérequis. Notamment en matière de ressources humaines, d’environnement des affaires. Les pays doivent davantage s’ouvrir à l’innovation. Une start-up ne doit pas avoir de frontières, afin d’élargir d’emblée son marché. L’écosystème s’améliore, en Afrique, on l’a vu en Tunisie, depuis peu, l’Algérie s’organise, etc. L’accès au financement s’améliore aussi.
Il faut que le secteur privé et le secteur public s’entendent sur la démarche à suivre, les objectifs et les points de blocage. C’est ce qui a été fait en Tunisie, notamment. Néanmoins, la prise de conscience des pouvoirs publics est essentielle, pour développer les infrastructures qui permettent l’’ébergement des données, l’exploitation du Big Data. Il faut encourager les entreprises à accéder au marché, quitte à user d’incitations.
Mieux répartir les risques
Évoquant le cas de la Tunisie, Raymond Mendy (Texaf Digital Campus) considère que le Start Up Act constitue « une bonne initiative » pour les PME, mais que l’on peut aller encore plus loin. Notamment en matière de fiscalité ; dès l’installation d’une entreprise, celle-ci est taxée.

Il faut revoir cela, en repoussant certains impôts. Il faut aussi, en Afrique francophone, davantage d’espaces de travail, de connectivité. L’accès à l’Internet, au réseau télécom, constitue un handicap pour certains pays africains. Néanmoins, des « champions » africains peuvent porter la révolution digitale. On observe déjà des réussites.
L’expert en vient à l’étroitesse des marchés francophones, si on les ramène à l’échelle d’un pays. Le plus grand est celui de la RD Congo. « Est-ce dans ce pays que nous verrons la première licorne ? La taille du marché le suggère. »
Nouss Bih (I&P) reconnaît qu’en Afrique francophone, les PME de grande taille, qui ont déjà un historique, trouvent mieux à se financer. Les gestionnaires de fonds considèrent qu’il est plus rentable d’aller sur des « tickets » plus importants. De plus, les start-up répondent à des logiques d’investissements très particulières.
Les Venture Capital investissent dans plusieurs jeunes pousses, celles qui réussissent compensent les échecs. Quand le flot de créations est faible, il est plus difficile d’arriver à cet équilibre. Les gestionnaires de fonds répondent à l’intérêt stratégique de leurs investisseurs, qui privilégient les opérations moins risquées. Les grands investisseurs (Banque mondiale, Proparco, etc.) devraient prévoir davantage cette gestion du risque et miser sur davantage d’entreprises en même temps, afin de limiter les risques.
Bola Bardet dirige Susu, une jeune entreprise du secteur de la santé. Elle se montre dubitative à l’idée qu’émerge bientôt « licorne » dans la sous-région. « Peut-on l’envisager quand on ne peut pas lever rapidement les fonds nécessaires, dans l’espace francophone, face à la concurrence ? » Elle remarque que malgré la crise sanitaire, des entreprises anglo-saxonnes ont levé des capitaux ; cela n’a pas été le cas en Francophonie.
« Du point de vue de l’administration, les blocages dans certains pays, peuvent parfois être décourageants ! », soupire-t-elle. « On ne comprend pas pourquoi on nous demande tant de paperasses, de normes, dès les débuts de nos activités. »
Sans compter qu’alors qu’on ne touche pas encore de revenus, l’État nous demande de payer des impôts. Sur la question de la taille des marchés, elle ne nie pas que bénéficier d’un marché d’importance dès le départ constitue un atout.
Elle-même, qui vise essentiellement la diaspora ivoirienne, constate que les effectifs de cette dernière sont moindres que ceux de la diaspora nigérienne. Mais quand on crée une entreprise dans la santé, on a forcément des visées panafricaines… C’est pourquoi, paradoxalement, des petits marchés peuvent constituer une opportunité, car ils sont moins concurrentiels, donc on peut se faire une place plus facilement.
D’autres objectifs que la valorisation boursière
Dès lors, à quand une licorne dans l’espace francophone ? Pour Raymond Mendy, « de ce que l’on voit comme expérience, nous avons du chemin à faire ! » La première question est de savoir si nous avons bien identifié l’ensemble des acteurs du numérique.
Nous voyons que les SSII traditionnelles, qui auraient dû financer davantage la R&D, sont en fait peu à l’affût des opportunités. Qui sont les vrais acteurs innovants ? Les investisseurs aussi doivent le savoir. De plus, l’étroitesse des marchés nécessite un fort accompagnement pour aller vers l’étranger, si nous voulons en faire une « licorne », juge le spécialiste qui ne croit pas à l’émergence d’une licorne dans cinq prochaines années.
D’ailleurs, cette « licorne francophone doit-elle devenir un objectif absolu ? », s’interroge Nouss Bih. Selon qui « nous devons privilégier la construction de start-up fortes, au business model qui assure leur pérennité ». Nous voyons déjà que quelques entreprises de e-commerce réputées ont des difficultés de croissance.
C’est pourquoi les États doivent améliorer les structures d’accompagnement des start-up, ne serait-ce que pour mieux les faire connaître aux investisseurs. « Il y a déjà des initiatives intéressantes, d’ailleurs. Mais elles n’aboutissent pas à des licornes ! » Enfin, il faut comme préalable favoriser les ponts pour que les anglophones s’intéressent à nous.
Christian Jekkinou s’interroge également sur le bien-fondé de la recherche d’une licorne. Celle-ci n’est pas forcément le signe du dynamisme d’un écosystème. Le critère principal de ce dernier réside dans la réponse aux besoins de la population, la réponse à un désir de consommation.
Le tout en gardant à l’esprit les contraintes de développement durable. Ce que ne font pas toujours les « licornes », qui ne sont qu’une valorisation boursière. Ce critère est-il le plus pertinent ? « On doit féliciter un entrepreneur quand il réussit à dégager des bénéfices durables pour son entreprise, pas quand il réussit à lever des fonds ! »
Cela étant, il existe des candidates licornes, principalement dans les pays où le marché est déjà important, comme la RD Congo. L’élargissement des barrières, avec la future Zone de libre-échange continentale africaine pourrait avoir un impact positif.
PF
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Selon qui « nous devons privilégier la construction de start-up fortes, au business model qui assure leur pérennité ».