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African Business Analyse

Comment créer de l’emploi ?

Comment créer de l’emploi ?
  • Publiémars 15, 2023

Alors que la population de l’Afrique devrait doubler d’ici à 2050, sera-t-il possible de créer suffisamment d’emplois pour le nombre croissant de jeunes qui arrivent sur les marchés du travail ?

 

Aux abords de Lagos, le cœur commercial du Nigeria, l’enthousiasme suscité par l’inauguration imminente de la plus grande raffinerie de pétrole d’Afrique est palpable. Cet énorme projet pétrochimique de 25 milliards de dollars est construit par Aliko Dangote. Il devrait permettre de traiter 650 000 barils par jour, doublant ainsi la capacité de raffinage du Nigeria. On espère qu’elle générera suffisamment de devises grâce aux exportations.

Pourtant, un aspect du projet n’a pas fait la une des journaux, malgré son importance cruciale pour les habitants de Lagos. La raffinerie Dangote stimulera le PIB du Nigeria, mais deviendra-t-elle également un employeur clé dans l’une des villes les plus peuplées d’Afrique ?

Lorsque la construction a commencé en 2016, la presse locale s’est emballée sur le potentiel de création d’emplois de la raffinerie. Les responsables de Dangote Industries ont donné des estimations du nombre d’emplois directs ou indirects qu’elle générerait, allant de 100 000 à 135 000, voire 300 000. Cela a alimenté l’espoir d’un boom des offres d’emploi dans un pays où le taux de chômage reste très élevé.

La création d’emplois dans l’économie numérique exige des stratégies concrètes à long terme en matière d’éducation et d’infrastructures. Elle ne peut pas reposer sur la générosité des entreprises ou entrepreneurs ayant déjà réussi.

Un examen plus approfondi de la dynamique de l’emploi dans l’industrie pétrolière appelle des estimations plus réalistes. Selon la société de recherche IBISWorld, une ancienne raffinerie d’une capacité de 200 000 barils par jour compte environ 3 000 employés. Une nouvelle raffinerie de haute technologie d’une capacité de 800 000 barils par jour compterait environ 1 000 employés.

Ces chiffres suggèrent que, compte tenu de la production et du niveau technologique de la raffinerie Dangote, il est peu probable qu’elle crée plus de 10 000 emplois directs et permanents. Ce ne sera qu’une goutte d’eau dans l’océan par rapport à la croissance démographique prévue à Lagos, qui devrait doubler pour atteindre au moins 32 millions d’habitants d’ici 2050.

 

Repenser le marché du travail en Afrique

Bien sûr, la raffinerie de pétrole de Dangote n’est qu’un début ; la construction d’autres raffineries sur le littoral nigérian pourrait, à terme, avoir un effet positif sur l’emploi.

Cela étant, s’inquiètent les économistes du développement, ces dernières années, le secteur manufacturier de l’Afrique subsaharienne n’a pas réussi à absorber une grande partie de la main-d’œuvre disponible, contrairement à ce qui s’est passé au cours des décennies précédentes dans des régions comme l’Asie du Sud et l’Europe.

Le plus important, selon l’économiste turc et auteur à succès Dani Rodrik, est que le secteur manufacturier africain doit rester à la pointe de la technologie de production s’il veut être compétitif au niveau international. Comme dans le cas de la raffinerie, les secteurs qui utilisent des technologies de pointe ont peu de chances de produire beaucoup d’emplois.

C’est inquiétant, étant donné que 60 % de la population africaine a moins de 25 ans et que des millions de personnes entrent sur le marché du travail chaque année.

Le Nigeria fournit à nouveau un excellent exemple du problème. Au cours des quinze premières années du XXIe siècle, le PIB a fortement progressé. Mesuré en dollars courants, il est passé de 70 milliards de dollars en 2000 à 574 milliards de dollars en 2014, dépassant l’Afrique du Sud et faisant du pays la nouvelle puissance économique de l’Afrique.

Cette forte croissance ne s’est cependant pas transformée en réduction de la pauvreté. La création d’emplois a stagné. Le nombre de personnes engagées dans le secteur manufacturier nigérian est passé de 3,4 millions en 1990 seulement à 5 millions en 2018. Cette année-là, le secteur agricole aurait généré deux fois la valeur du secteur manufacturier et employé six fois plus de personnes.

Même les pays qui ont connu quelques succès industriels, comme l’Éthiopie ou la Tanzanie, ne sont pas parvenus à générer un nombre significatif d’emplois dans le secteur formel.

 

Les emplois se dirigent vers le nord

« Si l’on regarde les chiffres absolus, le secteur manufacturier africain est très petit. La plus grande économie industrielle, en termes de part manufacturière, à savoir l’Afrique du Sud, stagne depuis quelques années. Les industries de transformation ne grossissent pas », constate Wim Naudé, professeur d’économie à l’université de Cork, en Irlande.

Voici peu, certains étaient confortés par la théorie selon laquelle la montée de la classe moyenne chinoise allait bouleverser la chaîne de valeur mondiale : les activités manufacturières seraient délocalisées en Afrique, ce qui stimulerait la croissance économique et l’emploi. Aujourd’hui, les gouvernements, les entreprises et les investisseurs du continent perdent confiance dans cette solution.

Peut-être même est-ce le contraire qui se produit. Les pays développés « délocalisent » les emplois sur leur territoire. Certains ont fait pression en faveur de politiques industrielles protectionnistes, comme la loi sur la réduction de l’inflation de 738 milliards de dollars de Biden. La relocalisation peut être rentable lorsque la technologie devient plus abordable, de sorte que les entreprises n’ont plus besoin de la main-d’œuvre bon marché des pays en développement.

« Il n’y a pas de véritable raison de créer des entreprises manufacturières en Afrique. Les capitaux étrangers ne vont pas aller vers le secteur manufacturier africain comme ils l’ont fait avec l’Asie de l’Est – parce que les pays développés ne vont plus délocaliser. Ils vont ramener les entreprises de Chine aux États-Unis », explique Wim Naudé.

 

Voir des opportunités dans les difficultés

Certains voient dans ces sombres perspectives l’occasion d’une nouvelle aube pour l’Afrique, si le continent peut créer un marché du travail d’un type jamais vu dans d’autres régions. La plupart des pays qui se sont développés l’ont fait en utilisant un secteur manufacturier orienté vers l’exportation et à forte intensité de main-d’œuvre comme tremplin de croissance. Selon les optimistes, les décideurs africains doivent créer les conditions d’une population plus éduquée, plus qualifiée et plus entreprenante, qui créera PME pour satisfaire les besoins du marché intérieur continental.

S’ils n’y parviennent pas, les conséquences pourraient aller au-delà de la non-réalisation de l’objectif ultime de réduction de la pauvreté. Dans les pays sensibles aux conflits, le chômage est souvent synonyme d’augmentation de l’insurrection des rebelles.

Les systèmes éducatifs se sont améliorés ces dernières années : selon la Banque mondiale, le taux de scolarisation dans le secondaire est passé de 5% en 1971 à 43% en 2018. Cela a conduit de nombreux jeunes à affluer vers les grandes villes à la recherche d’emplois mieux rémunérés que ceux que les entreprises agricoles de leurs parents peuvent offrir.

De leur côté, les économistes du développement s’accordent pour estimer que les villes d’Afrique accueilleront la majorité des demandeurs d’emploi. Et, lorsqu’on lui demande quels sont, selon lui, les secteurs les plus susceptibles d’employer la population jeune d’Afrique, Dani Rodrik a une réponse assez simple : « D’une manière ou d’une autre, la majorité des jeunes demandeurs d’emploi devront trouver un emploi dans les services urbains. »

Pourtant, les villes africaines ne sont pas encore les centres de production qu’elles devraient être et le secteur informel est important. « Les gens s’installent dans les zones urbaines malgré le manque d’emplois sur place. Mais une fois qu’ils sont dans la ville, ils doivent survivre, généralement en trouvant quelque chose à vendre dans la rue », déplore Michael Danquah, économiste du développement.

Selon la Banque mondiale, le secteur informel représente 80,8 % de l’emploi en Afrique urbaine, et pratiquement tous les jeunes – 95,8 % d’entre eux – participent à l’économie informelle. Le combat permanent des décideurs africains consiste donc davantage à formaliser les emplois informels qu’à s’attaquer au chômage.

 

Les goulets d’étranglement de l’emploi

Ce qui pourrait sembler être une solution assez facile, à savoir « formaliser » tous les travailleurs, leur fournir un ensemble d’outils administratifs et de papiers, n’est cependant pas une solution magique. « La formalisation n’est pas une solution miracle. De nombreux pays d’Afrique subsaharienne ont essayé des programmes de formalisation ces dernières années, mais rien n’en est sorti », affirme Michael Danquah.

L’une des raisons de l’échec de ces programmes est que l’État ne peut pratiquement rien faire pour la plupart des travailleurs de l’échelon inférieur du secteur des services urbains. « Quelles que soient les incitations que vous leur donnez, passer au formel n’augmentera pas nécessairement leur productivité. »

Pour ceux de l’échelon supérieur – qui travaillent généralement pour de petites entreprises familiales – de nombreux économistes du développement affirment que la clé est d’augmenter leur productivité, ce qui conduira finalement les entreprises à embaucher davantage de personnes. « Ce qui est plus important que de rendre ces entreprises formelles, c’est de trouver comment les rendre plus productives », poursuit l’économiste auprès des Nations unies.

Aliko Dangote visite le chantier de sa future raffinerie

 

Le goulet d’étranglement des villes africaines en matière d’emploi est avant tout en matière de productivité, ce qui signifie que la solution consiste moins à créer de nouvelles entreprises qu’à rendre les entreprises existantes plus productives. « Il ne s’agit pas seulement d’emploi, mais de s’assurer que la production par travailleur augmente… Lorsque vous pouvez augmenter votre productivité, vous pouvez augmenter vos revenus du travail, ce qui se traduira finalement par davantage de bénéfices et une expansion de votre main-d’œuvre. »

L’augmentation de la productivité des entreprises informelles est toutefois un processus coûteux – qui nécessite un investissement en capital. Un problème crucial est que les entreprises du secteur informel ne sont pas attrayantes pour les investisseurs et pour les banques. Elles ne peuvent, pour commencer, présenter aucune perspective de croissance à long terme. « Trouver le moyen de rendre les entreprises du secteur informel plus productives est une question très difficile, car la plupart de ces entreprises ne se développeront pas en fin de compte », explique Dani Rodrik.

Les villes et les demandeurs d’emploi en Afrique se retrouvent donc pris dans un cercle vicieux : l’emploi se trouve dans le secteur informel, mais celui-ci n’attire pas les capitaux, notamment en raison de son manque de productivité, qui ne peut augmenter qu’avec un investissement initial en capital.

 

Former les prochains entrepreneurs numériques d’Afrique

Les investissements directs étrangers se font pourtant à grande échelle sur le continent : 72 milliards de dollars en 2021, comparés aux 7 milliards $ enregistrés en 2000. Mais la nature de ces investissements, axés sur les profits, signifie qu’ils sont concentrés dans quelques entreprises et secteurs productifs, tels que la construction, les mines et les services financiers. Ce sont des industries qui ont fortement contribué à la croissance du PIB des pays africains au cours des dernières décennies. Certains économistes sont sceptiques quant à leur effet positif sur l’emploi.

Peter Beck est le directeur général de Delphi Research and Consulting, un cabinet de conseil basé à Maputo. Au cours des dix dernières années, il a observé de près le marché du travail du Mozambique. Et a repéré plusieurs tendances, malgré le manque de données précises. De 2010 à 2020, le nombre d’emplois formels a augmenté d’environ 300 000 par an, mais plus de la moitié de ces emplois n’étaient rémunérés qu’au salaire minimum, qui se situe entre 80 et 100 $ par mois selon les secteurs. Malgré l’absence de données fiables, la croissance de l’emploi formel semble, selon Peter Beck, s’être produite dans la construction, le tourisme et la finance. La banque est un secteur très productif avec une création d’emplois limitée. En revanche, la construction offre des postes très précaires et souvent temporaires.

Et malgré la taille de l’investissement et son importance pour l’économie du Mozambique, le futur champ de gaz offshore développé avec TotalEnergies aura un impact limité sur la création d’emplois.

« Les grands projets miniers et gaziers qui sont apparus au Mozambique ces dernières années sont à très forte intensité de capital, et ne créent donc pas beaucoup d’emplois, ou du moins pas le type d’emploi dont la grande majorité des Mozambicains a besoin », commente Peter Beck.

 

Pour l’avenir, les économistes du développement identifient deux façons de résoudre le goulet d’étranglement de l’emploi en Afrique : investir dans l’éducation pour avoir des travailleurs plus qualifiés, qui travailleraient dans des secteurs dans lesquels les capitaux étrangers affluent ; ou créer « une gamme de programmes publics, tels que le crédit, la formation à la gestion, l’assistance technique et l’aide à la commercialisation dont les micro et petites entreprises peuvent profiter », explique Dani Rodrik.

Ces solutions  nécessitent toutefois un volume considérable de dépenses publiques, car de nombreux secteurs économiques ne disposent pas des ressources financières nécessaires pour s’épanouir. Un bon secteur par lequel commencer, et qui est en plein essor en Afrique depuis deux ou trois ans, est l’économie numérique.

Bien que les capitaux fassent souvent défaut, les jeunes du continent ne manquent pas d’esprit créatif et entrepreneurial. De multiples exemples sur le continent ont montré qu’ils ne se contentent pas de saisir l’importance des nouveaux modèles commerciaux créés par les plateformes numériques, mais qu’ils sont également proactifs pour les transformer en entreprises prospères.

Chipper Cash, Andela, OPay, Wave, Flutterwave, Interswitch, Esusu, Jumia et Fawry sont toutes des « licornes » nées en Afrique et évaluées à plus d’un milliard $. Et la liste des start-up à succès ne s’arrête pas là : l’année dernière, elles ont levé ensemble plus de 4,8 milliards de dollars de fonds, et l’Afrique a été la seule région du monde à enregistrer une croissance annuelle positive du financement des start-up.

« L’Afrique est un continent extrêmement entrepreneurial. J’ai vu beaucoup d’initiatives merveilleuses autour de l’entrepreneuriat numérique en Afrique au cours des vingt dernières années », considère Wim Naudé. Les gouvernements ont toutefois mis du temps à assurer la formation de la prochaine génération de scientifiques et de développeurs de données.

Des progrès ont été réalisés dans la modification de l’environnement réglementaire pour faciliter la création d’entreprises – la Tunisie et le Sénégal, par exemple, ont introduit des lois sur les start-up. Or, les hommes d’affaires se plaignent que les universités ne proposent toujours pas le cursus qui offrira des emplois aux générations futures. « 

« La plupart des universités d’État ont tendance à continuer à enseigner le type d’études littéraires et d’autres types de choses d’il y a 20, 30, 40 ans. Les choses qui sont nécessaires aujourd’hui, comme la formation professionnelle, l’ingénierie, l’IA, la science des données, les mathématiques – celles-ci ont encore tendance à être extrêmement négligées », reconnaît Wim Naudé.

Ainsi, la start-up d’intelligence artificielle DeepMind, qui a été rachetée par Google pour 500 millions de dollars en 2014, a récemment ouvert un programme de master panafricain AI for Science en partenariat avec l’Institut africain des sciences mathématiques basé à Cape-Town. L’initiative est conçue pour bénéficier uniquement aux citoyens et résidents africains, et les 40 candidats retenus recevront une bourse complète de DeepMind.

Les start-up étrangères ne sont pas les seules à promouvoir de telles initiatives : les start-up africaines s’impliquent également de plus en plus dans le système éducatif de leur pays. Le mois dernier, Karim Beguir, fondateur de InstaDeep spécialisée dans la prise de décision en matière d’IA, s’est start-up vu confier le rôle d’ambassadeur de la Tunisie pour le talent et l’innovation par la première ministre du pays, Najla Bouden. Cette décision a été prise peu après l’acquisition d’InstaDeep par le géant allemand de la biotechnologie BioNtech pour 562 millions $.

L’Afrique est confrontée à un dilemme démographique. Sa population a quadruplé depuis 1960 et devrait encore doubler d’ici 2050. Si l’un des plus grands projets manufacturiers du continent ne peut créer suffisamment de travail pour les jeunes qui arrivent sur le marché de l’emploi, quelles sont les solutions ?

Selon Wim Naudé, l’autonomisation de la jeune génération d’entrepreneurs numériques africains ne doit pas se faire uniquement par le biais de dons du secteur privé et d’initiatives de fondateurs de start-up africaines ayant réussi. La création d’emplois dans l’économie numérique exige des stratégies concrètes à long terme en matière d’éducation et d’infrastructures.

« C’est là que la plupart des dirigeants africains se trompent. Ils considèrent la technologie comme une chose désincarnée, comme une baguette magique qu’il suffit d’absorber et d’apprendre pour que le pays en profite. Mais l’économie ne fonctionne pas de cette façon. La technologie numérique modifie les modèles d’entreprise, et c’est l’innovation en matière de modèles d’entreprise qui fait la différence », conclut Wim Naudé.

@AB

 

Écrit par
Leo Komminoth

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