Les obligations islamiques vertes, un marché en devenir

Tout État africain capable de mettre en place un cadre réglementaire pour la finance qui soit compatible avec la loi islamique et les besoins l’environnement cherche, à travers ce double filtre, à attirer de nouveaux capitaux.
La mosquée nationale d’Abuja accueille des milliers de fidèles. À trois minutes de là, sur Constitution Avenue, se trouve le siège de la Commission nigériane des opérations de Bourse (SEC). L’un des objectifs inscrits dans son plan directeur du marché des capitaux récemment révisé est de faire du Nigeria une plaque tournante africaine pour les produits du marché des capitaux islamiques d’ici 2025.
Sur le papier, le Nigeria possède tous les ingrédients nécessaires pour devenir un centre de la finance islamique africaine. Il possède la plus grande économie d’Afrique, la plus grande population du continent, dont près de la moitié est musulmane, et un marché des sukuk (obligations islamiques) en pleine expansion. Compte tenu des besoins considérables de l’Afrique en matière de financement des infrastructures, qui s’élèvent à environ 100 milliards de dollars par an, et de l’essor rapide des obligations vertes, les décideurs nigérians ont l’impression qu’un vaste marché s’offre à eux.
Il semble que tout État africain capable de développer un cadre réglementaire spécifique à la finance islamique réussira certainement à attirer des fonds internationaux et à approfondir les liens économiques, notamment avec les pays du Golfe.
Selon Fitch Ratings, le marché nigérian des sukuks a un encours d’émissions de 755,5 milliards de nairas (1,6 milliard de dollars). Il s’agit d’une fraction du secteur mondial des sukuk, qui représente 1 600 milliards $. Parallèlement, le marché bancaire islamique nigérian, bien qu’en pleine croissance, ne représente que 0,8 % des actifs totaux du secteur bancaire.
« Les actifs bancaires islamiques au Nigeria ont augmenté de 71 % en glissement annuel au premier semestre 2022 », écrit Bashar Al Natoor, responsable mondial de la finance islamique chez Fitch. « Seules trois banques islamiques à part entière et deux guichets islamiques opèrent dans le pays, toutes ayant de petites bases de capital et un réseau de distribution limité. »
Sur l’ensemble du continent africain, le marché des sukuks n’en est qu’à ses débuts, tant du point de vue du marché local que du marché international. Si les émissions en monnaie locale ont été assez nombreuses, il n’y a eu que deux émissions internationales au cours des dix dernières années – un sukuk de 500 millions de dollars sur 5,75 ans émis par l’Afrique du Sud en 2014, et un sukuk de 150 millions $ sur trois ans émis par Africa Finance Corporation en 2017.
Selon la Standard Chartered Bank, le total des émissions de sukuks africaines entre 2001 et 2021 s’est élevé à 25,3 milliards $, ne constituant que 1,55 % de l’industrie mondiale des sukuks. Malgré l’essor du Nigeria, le Soudan reste l’acteur africain dominant en matière d’émissions de sukuks. Les autres pays qui ont émis des obligations sukuks sont le Sénégal, la Gambie, le Togo, la Côte d’Ivoire, le Maroc et le Mali.
« L’Égypte, le Maroc et la Tunisie ont également procédé aux changements réglementaires et juridiques nécessaires et sont prêts pour les émissions », écrit Ahsan Ali, directeur général et responsable de l’origination islamique chez Standard Chartered Bank à Dubaï. « Étant des pays à majorité musulmane, et plus proches du Moyen-Orient, ils ont un avantage naturel pour attirer les investisseurs internationaux en sukuks. »
L’origine de nouveaux instruments
Développée à la fin des années 1960, la finance islamique est née de la volonté de fournir aux riches entrepreneurs ismaéliens des formes alternatives de financement. « Les Arabes fortunés venaient à Londres pour faire des affaires, mais ils voulaient faire des transactions conformes aux principes islamiques », explique Jonathan Ercanbrack, de la School of Oriental and African Studies de Londres. « À l’époque, tout cela n’avait pas encore été testé. Certaines banques d’affaires conventionnelles proposaient des structures pour faciliter ces transactions. Toutefois, la Dubai Islamic Bank a été la première institution commerciale de finance islamique à être créée, en 1975. »
Parallèlement aux obligations sukuks, les obligations vertes sont devenues une source importante de capitaux pour les entreprises et les fonds souverains du monde entier. Selon la Banque mondiale, les émissions annuelles mondiales d’obligations vertes sont passées de de 5 milliards $ en 2010 à 270 milliards $ en 2020.
Mais le jeune marché africain des sukuks peut-il tirer parti de l’essor du marché des obligations vertes ? Selon Ahsan Ali, de la Standard Chartered Bank, le principal défi serait l’absence d’un cadre juridique et réglementaire favorable dans de nombreux pays africains.
« Étant donné que la finance islamique utilise des concepts tels que l’échange de biens, le crédit-bail et les contrats de copropriété pour créer des produits financiers conformes à l’interdiction de l’usure (ou de l’intérêt) imposée par l’islam, des changements appropriés doivent être apportés aux réglementations bancaires et financières et aux lois fiscales pour permettre la création de tels produits. » Pour le chercheur, « cela est essentiel pour garantir des conditions de concurrence équitables entre les acteurs et les produits islamiques et conventionnels, afin qu’il n’y ait pas de coût économique supplémentaire pour le fournisseur ou l’utilisateur de produits islamiques. »
L’interdiction des intérêts par la loi islamique est l’une de ses caractéristiques clés, et peut-être la plus célèbre. Elle s’aligne très fortement sur l’agenda ESG en pleine expansion. Dans le cadre de la loi islamique, l’investissement se fait généralement dans des actifs tangibles auxquels une valeur est ajoutée. Le bénéfice est réalisé lors de la vente ultérieure de l’actif, le profit étant accumulé sur la valeur majorée de l’actif. Mais quels défis l’interprétation nécessaire des textes islamiques pose-t-elle à ce processus ?
Islamique et vert : un double filtre
« À la base, la loi islamique est un corpus de jurisprudence très diversifié, qui se retrouve dans un secteur moderne où des conseils de surveillance de la charia dans chaque institution financière examinent la structure, les processus et les contrats pour déterminer leur conformité à la charia », explique Jonathan Ercanbrack.
« Lorsque l’on parle de sukuk vert, poursuit-il, cela devient beaucoup plus complexe, car le filtre de la charia n’est pas le seul à être nécessaire ; un certificat vert de qualité doit également être fourni. Il existe des organismes de normalisation au sein du secteur de la finance islamique, dont le rôle est d’harmoniser les normes dans l’ensemble du secteur. »
Il semble qu’à l’heure actuelle, les secteurs de l’investissement vert et de la finance islamique soient tous deux confrontés à des problèmes d’harmonisation des normes. Comme les investisseurs le savent bien, la compréhension des règles d’engagement renforce la certitude, et donc la confiance, dans les relations commerciales.
En 2022, de nombreux pays du Golfe et leurs fonds souverains respectifs ont largement profité du boom pétrolier. Au cours des prochaines années, ces capitaux seront à la recherche d’un foyer et les pays africains peuvent offrir des opportunités appropriées dans des secteurs tels que les énergies renouvelables, les services financiers et les infrastructures.
Toutefois, Jonathan Ercanbrack met en garde contre une approche précipitée. Il suggère de placer la convergence du développement de la finance islamique en Afrique dans le contexte de la vision plus large du développement de chaque pays. « Un État doit se demander quels sont ses objectifs de développement et comment l’essor de ce secteur peut faciliter ces objectifs ; ces questions doivent être menées en parallèle. »
Dans le cadre de ses réformes du marché de la finance islamique, la Banque centrale du Nigeria a récemment annoncé des exigences prudentielles plus favorables pour les institutions financières islamiques. Elle a fixé le ratio de liquidité des banques islamiques à 10 %, soit moins que les 30 % imposés aux banques conventionnelles. Selon l’agence de notation Fitch, « cela permet d’augmenter sensiblement les ratios de fonds propres des banques islamiques, ce qui leur permet de conquérir des parts de marché avec moins de contraintes sur la croissance ».
@ABanker