L’Afrique fait preuve d’innovation en matière de systèmes de paiement

Plongée dans le monde des infrastructures publiques numériques avec Michael Wiegand, directeur de la stratégie Services financiers pour les démunis, de la Fondation Gates, et Konstantin Peric, directeur adjoint chargé des plateformes.
Comment la Fondation Gates collabore-t-elle avec les gouvernements africains en matière d’inclusion financière ?
Konstantin Peric : Nous travaillons avec plusieurs pays d’Afrique, dont le Nigeria, l’Ouganda, la Tanzanie, le Kenya, l’Éthiopie et le Rwanda. Notre approche consiste à aider ces gouvernements à déployer leur infrastructure publique numérique. Nous fournissons du capital philanthropique pour architecturer, déployer et exploiter ces systèmes jusqu’à ce qu’ils deviennent autonomes. En outre, nous offrons une assistance technique et fournissons des logiciels libres pour accélérer les projets. Ce faisant, les pays d’Afrique peuvent bénéficier de l’expérience de pays pionniers comme l’Inde et le Brésil en matière de déploiement d’infrastructures publiques numériques.
Les infrastructures publiques numériques sont des réseaux interconnectés comprenant trois plateformes numériques essentielles : des systèmes de paiement interopérables, des systèmes d’identification numérique inclusifs et des systèmes d’échange de données.
Parmi les pays mentionnés, certains ont mis en place cette infrastructure en utilisant la technologie qu’ils ont achetée. D’autres, comme la Tanzanie et le Rwanda par exemple, ont opté pour le logiciel libre. L’objectif est de rendre ces infrastructures publiques interopérables accessibles et abordables pour tous les habitants des pays, leur permettant ainsi de bénéficier de divers services financiers, allant des paiements de pair à pair aux transactions gouvernementales, en passant par les paiements des commerçants et des services plus sophistiqués au fur et à mesure de l’avancement du projet.
Nous qualifions ces initiatives de biens publics numériques (BPN) car elles fonctionnent sur une base non lucrative, fournissant un accès facile et abordable au public. L’objectif ultime est bien sûr de connecter les quelque 400 millions d’Africains qui n’ont toujours pas accès aux services financiers.
Pourquoi les infrastructures publiques numériques sont-elles pertinentes dans le contexte des pays africains à faible revenu ?
Michael Wiegand : À bien des égards, l’Afrique montre la voie et fait preuve d’une grande innovation en matière de systèmes de paiement. Certains des systèmes qui émergent en Afrique surpassent ceux du monde occidental. Aujourd’hui, nous voyons l’Afrique prendre la tête de l’évolution des paiements instantanés ou rapides, qui sont reproduits dans le monde occidental.
Ces plateformes offrent un potentiel énorme pour la Fintech ainsi que pour les entreprises technologiques en général. Auparavant, ces entreprises devaient s’appuyer sur des banques officielles et se soumettre à un processus complexe de classification des commerçants. La possibilité pour toute entreprise technologique de recevoir instantanément des paiements sans relation bancaire compliquée est une avancée majeure pour le continent. Lorsqu’il existe un processus d’authentification fiable et automatisé garantissant une initiation sécurisée des paiements, le risque de fraude diminue considérablement.
Cela profite aux particuliers et ouvre de nouvelles opportunités commerciales tout en réduisant le coût des opérations pour les entreprises technologiques. Par conséquent, nous voyons les lignes s’estomper entre les secteurs technologiques et non technologiques. Par exemple, les services de covoiturage n’existeraient pas sans la possibilité d’intégrer des paiements à faible coût dans leurs plateformes.
Pourtant, le Nigeria n’a pas atteint son objectif d’offrir des services financiers formels à 70 % de sa population d’ici 2020, ce taux ne ressort qu’à 51 %.
Michael Wiegand : Dans toute l’Afrique, les opérateurs de réseaux mobiles (ORM) sont souvent en première ligne pour atteindre les consommateurs à faible revenu et les consommateurs ruraux grâce à leur infrastructure existante pour les services vocaux et les services de données.
Or, il a fallu du temps au Nigeria pour mettre en place les réglementations nécessaires au fonctionnement des ORM, mais maintenant que les plus grands opérateurs de télécommunications du pays ont obtenu des licences pour l’argent mobile, nous sommes optimistes quant à leur expansion. Les niveaux d’inclusion financière au Nigeria varient considérablement selon les États et les régions, le nord du pays faisant face à des défis particuliers. Fournir des services financiers sur le dernier kilomètre, notamment en facilitant la transition entre le numérique et l’argent liquide, pose des difficultés. Les agents sont généralement la partie la plus coûteuse du système, et l’économie devient plus difficile dans les zones rurales avec moins de transactions et des coûts plus élevés liés à l’argent liquide.
Pour y remédier, nous travaillons avec l’IFC (Société financière internationale) pour fournir un financement aux agents, en reconnaissant l’opportunité qu’ils représentent. Notre analyse a permis d’identifier près de 40 000 sites au Nigeria qui ont la densité et le volume nécessaires pour accueillir des agents, mais qui n’en ont pas. Notre objectif est d’étendre le réseau d’agents.
D’autre part, le Nigeria a été l’un des premiers à adopter un système de paiement interopérable, y compris pour les établissements non bancaires. Mais il est nécessaire d’harmoniser et de simplifier le système d’identification des banques, qui est en concurrence avec l’identification nationale. Néanmoins, le paysage concurrentiel du Nigeria fournit des opportunités pour des progrès significatifs dans la croissance de l’inclusion financière.
Quel rôle les banques africaines devraient-elles jouer dans la mise en œuvre des paiements numériques par rapport aux Fntech et aux Telcos ?
Michael Wiegand : Les banques devraient soutenir et adopter l’ouverture du système à de nouveaux acteurs et clients. L’économie des banques traditionnelles fait qu’il leur est difficile de servir les clients les plus pauvres et les plus ruraux. Dans de nombreux cas, les banques n’ont même pas l’intention de rivaliser pour ces clients. Cependant, le fait de les inclure dans le système financier crée des opportunités pour les banques et leurs entreprises clientes d’offrir de nouveaux produits et services lorsque les paiements numériques sont disponibles.
Il est essentiel de disposer d’un système de paiement complet qui relie tous les participants entre eux. Un système d’argent mobile qui ne s’intègre pas au système bancaire est préjudiciable à tous. Ce système de paiement unifié et cohérent présente des opportunités significatives pour les banques. Malheureusement, certaines banques ont tendance à limiter la concurrence, ce qui est un manque de vision, en particulier en Afrique. Ce n’est pas comme s’il existait un système de paiement par carte de crédit florissant qui allait être dévoré par ces autres paiements numériques. Il y a vraiment des avantages. J’espère vraiment que les banques accueilleront favorablement cette ouverture du système. Le potentiel d’expansion du système financier est énorme et tous les acteurs devraient travailler dans ce sens au lieu de se focaliser sur les conflits de parts de marché.
Les communautés à faibles revenus ont longtemps privilégié l’argent liquide en raison de leur manque de confiance dans les institutions formelles. Comment établir la confiance dans les nouvelles infrastructures publiques numériques ?
Konstantin Peric : Pour gagner la confiance des consommateurs africains, nous devons concevoir des systèmes numériques qui imitent l’argent liquide tout en intégrant des dispositifs de sécurité supplémentaires. L’argent liquide n’est pas seulement peu sûr, il entraîne aussi une perte de productivité car il nécessite des transferts physiques et des déplacements. Lors de la conception d’un système numérique auquel les consommateurs peuvent faire confiance, nous avons mené des enquêtes sur les initiatives en cours dans les économies développées, à faible revenu et à revenu moyen. La principale conclusion est que les paiements doivent être instantanés et irrévocables, reproduisant ainsi les caractéristiques de l’argent liquide. Nous avons établi des principes décrivant un système de paiement instantané et irrévocable pour les utilisateurs.
Un autre aspect crucial est la multiplicité des services. L’argent liquide est universellement accepté, et le système de paiement devrait l’être également. Les utilisateurs doivent pouvoir recevoir de l’argent de leurs employeurs, transférer des fonds instantanément entre portefeuilles et effectuer des paiements pour divers biens et services. Le portefeuille numérique doit pouvoir être utilisé dans de multiples scénarios.
Cependant, l’accessibilité et le coût restent des obstacles potentiels. Nous collaborons avec les parties prenantes pour que les opérations et les transferts soient gratuits ou presque pour les utilisateurs. Il est essentiel de faciliter le passage de l’argent liquide à la monnaie numérique par l’intermédiaire d’un vaste réseau d’agents. Bien que ces projets soient complexes et prennent du temps, une fois opérationnels, ils offrent des avantages considérables.
Pensez-vous que les gouvernements ou les sociétés de contrôle risquent d’exploiter les paiements numériques à des fins de contrôle, de censure et de discipline ?
Konstantin Peric : Il existe en effet un risque d’utilisation abusive des nouvelles technologies, notamment en termes de cybersécurité et de fraude. Pour y remédier, nous nous attachons à concevoir des plateformes reposant sur de bons principes afin de les rendre résistantes à la fraude, à l’utilisation abusive, au blanchiment d’argent et à d’autres problèmes. Avec nos partenaires, nous donnons la priorité à la cybersécurité, en nous inspirant de l’expérience d’organisations comme Swift. L’architecture proactive des systèmes et la surveillance continue contribuent à renforcer la résistance à la fraude.
Michael Wiegand : Les systèmes d’identification numérique ont également suscité des inquiétudes quant aux abus potentiels des gouvernements, notamment en matière d’identification et de surveillance. Pour y répondre, nous investissons dans la protection de la vie privée dès la conception, en veillant à ce que les systèmes soient conçus de manière à limiter les risques d’abus. Des initiatives sont en cours, telles que des investissements avec Carnegie Mellon au Rwanda, pour intégrer la protection de la vie privée dans les systèmes d’identification. Les réglementations et la législation en matière de protection de la vie privée jouent un rôle essentiel dans la manière dont les informations sont utilisées. La mise en œuvre de ces systèmes dans un environnement réglementaire et politique approprié est cruciale pour éviter les abus.
À propos de Michael Wiegand et Konstantin Peric
Grâce à leur grande expertise dans le secteur financier, notamment le mandat de Michael Wiegand en tant que PDG de la Standard Chartered Bank Botswana, et le rôle de Konstantin Peric en tant qu’architecte en chef de SWIFTNet, le système le plus utilisé pour les paiements interbancaires, les deux membres de la Fondation Gates sont devenus des spécialistes des infrastructures publiques numériques.
Ces dernières sont des réseaux interconnectés comprenant trois plateformes numériques essentielles : des systèmes de paiement interopérables, des systèmes d’identification numérique inclusifs et des systèmes d’échange de données.
@ABanker