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Interview

Makhtar Diop : «Comment atténuer le choc »

Makhtar Diop : «Comment atténuer le choc »
  • Publiéjuin 10, 2020

Le vice-président de la Banque mondiale, Makhtar Diop décrit de l’intérieur la riposte économique à la pandémie et explique la série de décisions destinées à soutenir les pays africains dans cette crise inédite.

Propos recueillis par Guillaume Weill-Raynal

Comment avez-vous vécu la pandémie de Covid-19 ?

Ce choc a mis en exergue beaucoup de choses. Il a exacerbé les inégalités qui existaient déjà. Les pays les plus pauvres sont plus affectés que les pays les plus riches parce qu’ils ont moins de ressort et de stimulus de leur économie pour répondre à la récession qui en est la conséquence. Nous vivons la première récession qui touche l’Afrique depuis 25 ans ! Ce n’était jamais arrivé. C’est un choc énorme, et les capacités de réponse du secteur productif sont plus limitées.

Ce choc pandémique a mis aussi en relief la situation du système sanitaire dans de nombreux pays, à commencer par les moins développés. Il met, enfin, en exergue la nécessité de disposer de systèmes de protection sociale qui soient bien en place. Aujourd’hui, tous ces éléments permettent de faire face à la crise dans l’immédiat, d’avoir des réponses au niveau des programmes de protection sociale, des réponses sanitaires rapides, et de penser à ce qu’on appelle « le monde d’après ».

À la Banque mondiale, après avoir lancé une première phase de programmes concernant une centaine de pays, pour faire face aux enjeux de santé, nous nous penchons à présent sur les questions qui touchent à la relance économique.

C’est un point qui est trop souvent passé sous silence : l’Afrique est aujourd’hui un des continents qui utilise le plus les sources d’énergie renouvelable, qu’il s’agisse du solaire, de l’éolien ou de l’hydroélectricité.

Nous travaillons à la solution des problèmes causés par la perturbation des chaînes de valeur et du commerce, par la réduction des investissements étrangers, des recettes du secteur touristique et des transferts des migrants, etc. Toutes choses qui affectent profondément les économies des pays.

Au-delà des chiffres de croissance, peut-on parler d’une crise profonde et multiforme ?

Oui, c’est une crise qui affecte très profondément le fonctionnement à venir des systèmes productifs. De très nombreuses activités vont exiger moins de contacts physiques, tant que nous n’aurons pas trouvé un vaccin efficace. Cela veut dire que le numérique va prendre une place beaucoup plus importante dans les activités et les échanges économiques. Il est donc indispensable d’augmenter l’accès du plus grand nombre, en Afrique, au haut débit et à la 4G.

Cette nécessité ne date pas d’hier, mais elle est devenue aujourd’hui beaucoup plus urgente, sans quoi un certain nombre d’activités économiques ne seront plus possibles et disparaîtront.

Cette fracture numérique ne risque-t-elle pas d’aggraver le retard de l’Afrique ?

Si nous regardons les mesures qui ont été prises par les pays, nous constatons d’abord que 60% de la population n’a pas accès à la 4G. Mais nous avons, justement, noté cette volonté des États d’accélérer les programmes qui avaient été envisagés auparavant. Ainsi, avec International Telecommunication Union (ITU) et d’autres acteurs, nous avons un programme qui vise à accélérer cet accès dans l’immédiat. Il tente de remédier aux rigidités de la location du spectre.

Pour pouvoir offrir plus de données au travers des sociétés de télécommunication, nous discutons avec les régulateurs. Il s’agit aussi d’accélérer l’accès à la fibre noire, qui est installée, mais non encore utilisée en raison de nombreuses contraintes, notamment de tensions avec certains États qui ne souhaitent pas voir y accéder le secteur privé. Cette fibre noire est disponible. Il faut la libérer.

Troisièmement, il faut accélérer le nombre d’applications. Jusqu’alors, certains secteurs n’utilisaient pas toutes les possibilités offertes par le numérique. En matière d’éducation, de services de santé, nous réfléchissons par exemple à la manière d’utiliser l’intelligence artificielle dans les diagnostics de santé. Des progrès énormes ont été faits. Nous devons à présent les socialiser dans les pays développés pour faire face à cette pandémie.

À situation exceptionnelle, des mesures exceptionnelles. Quels sont les moyens d’accompagnement pour éviter que cette crise ne dégénère sur le plan économique ?

Comme vous le savez, la Banque mondiale va mettre à disposition des pays, dans les quinze prochains mois, 160 milliards de dollars sous forme de financements en faveur du secteur de la santé, de l’économie et de la protection sociale.

Un effort significatif sera fait, également, en faveur de l’initiative lancée, à travers le G20, par la Banque mondiale et le FMI. Laquelle vise à suspendre le paiement de la dette des pays bilatéraux afin de leur permettre de dégager un supplément de recettes fiscales qui leur permettra de financer non seulement leurs dépenses de santé, mais aussi de relancer leur économie.

Ces deux piliers de notre action aideront les pays à faire face à la situation actuelle. En effet, le choc de la crise a entraîné pour de nombreux pays une baisse de leurs recettes fiscales en raison de la baisse de l’activité économique, alors qu’ils ont vu dans le même temps leurs dépenses augmenter pour aider les populations à affronter cette crise. Tout cela a creusé les déficits budgétaires. Nos financements contribuent à les combler, du moins en partie.

Précisément, la Banque mondiale et le FMI ont fait de la discipline budgétaire un critère fondamental de bonne gouvernance. Aujourd’hui, la dette s’emballe. Qui va payer ? Va-t-on laisser filer la dette ?

Non. Ce que nous proposons avant tout, c’est une utilisation maximum des ressources concessionnelles. Ainsi, sur les 160 milliards $ mis à la disposition des pays, 50 milliards sont alloués sous forme de ressources fortement concessionnelles, ou sous forme de dons, afin d’alléger le poids de l’endettement qui pèse sur ces pays.

De plus, nous proposons de différer le remboursement de la dette grâce à des instruments d’appui budgétaire additionnel dont nous avons augmenté le volume. Lesquels, en utilisant les programmes existants, permettent d’augmenter les ressources mises à disposition.

Dans l’immédiat, nous ne jugeons pas opportun que ces pays procèdent à des réformes compliquées et coûteuses sur le court terme. Cette approche tient compte de la réalité de la situation nouvelle, dans laquelle les pays sont pris à la gorge sur les deux fronts des dépenses et des recettes.

Cela implique-t-il de revoir complètement la hiérarchisation des priorités ?

Cette situation représente une occasion de réfléchir à l’allocation des dépenses. Dans la mesure où notre rôle consiste à accompagner les pays pour les aider à sortir de cette crise, il est clair que la priorité de certaines dépenses publiques va devoir faire l’objet d’une relecture.

Cette priorisation va porter avant tout sur les secteurs de la santé, de l’éducation, et de la protection sociale. Nous entrons dans une période où la question de l’emploi va fortement impacter, durablement, la situation des ménages.

Même les États-Unis doivent faire face aujourd’hui à une situation de l’emploi dégradée. Dans nos pays, où le secteur informel est déjà très vulnérable et a été très affecté par le confinement ainsi que par les autres mesures prises, l’accompagnement et les programmes de protection sociale à moyen terme seront absolument nécessaires.

La situation représente aussi une opportunité pour les autres dépenses qui engagent l’avenir du pays sur le long terme. Je pense aux investissements dans les infrastructures, dans des conditions qui garantissent la sécurité au secteur privé.

Les gouvernements ne pourront plus maintenir la même trajectoire que par le passé au secteur public. Pour ne pas réduire le montant global des investissements dans les infrastructures, il fallait donc créer une attractivité pour que le secteur privé prenne le relais.

Vous êtes à la tête de plusieurs structures qui travaillent aussi bien sur l’énergie que sur les industries extractives, les transports, le développement du numérique, le financement des PPP, etc. Comment envisagez-vous la reprise des projets et réenclencher la dynamique ?

Certaines décisions qui concernent le court terme doivent être prises immédiatement. Par exemple, les ménages les plus modestes doivent pouvoir différer le paiement de leur facture d’électricité, et même pour certains, voir ces factures annulées.

Nous devons nous assurer, avant toute chose, que l’appui que nous donnons aux États vienne compenser le manque à gagner qui en résultera pour les sociétés de distribution d’énergie. Si nous ne le faisons pas, nous risquons de voir se déclencher des effets néfastes en cascade. Car ces sociétés de distribution d’électricité ont souvent des contrats de partenariats avec des producteurs qu’elles risquent de ne plus pouvoir payer. Ce, faute d’avoir elles-mêmes reçu les recettes attendues.

C’est la raison pour laquelle, lorsque nous définissons les besoins des pays, nous leur demandons l’estimation la plus précise possible de leur manque à gagner à cet égard. Cette démarche est indispensable pour maintenir la soutenabilité financière de ce secteur, tout en continuant à distribuer de l’électricité auprès des populations et à maintenir les programmes d’accès.

Dans le même temps, nous protégeons les programmes d’investissement de ce secteur. Nous n’avons pas réduit nos financements dans ce domaine, car il s’agit d’un élément essentiel de la reprise économique.

Plus nombreux seront ceux qui ont accès à l’électricité, plus nombreux seront ceux qui pourront se lancer dans des activités productives, et créer de la valeur ajoutée ! Ce, non seulement dans les capitales ou les grands centres urbains, mais aussi dans les zones les plus reculées du pays.

Les besoins de l’Afrique sont considérables en matière énergétique… Comment expliquer cette lenteur à électrifier le continent ?

Je suis moins sévère que vous. D’énormes progrès ont été réalisés ces dernières années. En 2010-2012, l’Afrique connaissait effectivement un énorme déficit de production. Aujourd’hui, les problèmes sont moins aigus. L’hydroélectricité a été développée en Éthiopie.

Le solaire l’a été massivement, ailleurs sur le continent. L’éolien progresse. Les capacités ont été augmentées, et certains pays se retrouvent parfois avec des capacités excédentaires.

Le principal problème auquel nous faisons encore face est celui de la distribution et de l’accès. Le développement des batteries solaires –mini greeds et off greeds – est essentiel pour favoriser l’accès à l’électricité dans les zones rurales, et c’est une partie importante du programme que nous constituons.

Dans les dix prochaines années, nous souhaitons qu’il n’y ait plus de pays en Afrique où moins de 50% de la population dispose de l’électricité. Et que certains pays comme le Ghana, le Kenya, le Sénégal ou la Côte d’Ivoire, puissent enfin bénéficier d’un accès universel. Des progrès ont été enregistrés, et je suis optimiste, ils se poursuivront.

L’Afrique souffrait déjà d’un manque cruel de transport aérien ; le secteur a été durement touché par la crise sanitaire. Comment voyez-vous son avenir ?

Certainement, le transport aérien est un casse-tête, pas seulement pour l’Afrique, mais pour tous les pays du monde. Toutes les grandes compagnies – aux États-Unis, en Europe –, traversent des situations extrêmement difficiles. Certains pays ont même dû racheter une partie du capital de ces compagnies. Le choc est énorme, dans un secteur qui était déjà très concurrentiel et très capital extensive.

Nous travaillons à la solution des problèmes causés par la perturbation des chaînes de valeur et du commerce, par la réduction des investissements étrangers, des recettes du secteur touristique et des transferts des migrants, etc.

Ce qui veut dire que les petites compagnies africaines vont devoir se restructurer. Peut-être faudra-t-il procéder à des fusions, car aujourd’hui, ces petites compagnies ont des surfaces financières limitées qui risquent de les empêcher de faire face à ce choc. La recomposition du paysage, dans le secteur aérien, est inévitable. Malgré tout, une compagnie comme Ethiopian Airlines se bat, comme tout le monde, comme les autres compagnies occidentales.

L’Afrique a fait un pari en créant la Zone de libre-échange. Comment entrez-vous en résonance avec ce projet ? Comment la concertation avec les interlocuteurs concernés se fait-elle et quelle est votre implication ?

La création de cette Zone de libre-échange doit se traduire par des actions, et c’est ce que nous avons essayé d’engager, en partant de la volonté politique des États. Dans deux mois, nous présenterons au Conseil d’administration de la BM notre premier appui budgétaire régional, qui vise à créer un marché de l’énergie.

Certaines unités de productions sont déjà installées. La Banque mondiale, avec les États, a investi de manière significative pour créer des lignes de transmission destinées à connecter les pays entre eux. Malheureusement, nous constatons que les échanges ne sont pas aussi nombreux que nous le souhaiterions.

Quand nous interrogeons les États à ce sujet, ils nous répondent que cette situation trouve sa cause dans le manque de confiance qu’inspirent les contrats. Certains producteurs n’ont pas l’assurance d’être payés lorsqu’ils exportent de l’électricité dans un pays voisin. Ceux qui importent de l’énergie invoquent le manque de fiabilité de certains fournisseurs qui, parfois, interrompent subitement les livraisons. Pour eux, ce type de situation n’est pas tenable.

Nous avons donc créé un mécanisme auquel six pays de la Cedeao ont déjà adhéré, soit un fonds qui permettra de garantir le paiement des factures. C’est un pas concret vers l’intégration du continent où le commerce commence à se développer sensiblement. Je ne parle pas que du commerce des marchandises.

L’importation d’électricité est une part essentielle des échanges globaux. Ce mécanisme devrait permettre aux pays fragiles, parmi les plus pauvres, qui devaient supporter un coût de l’électricité très élevé – le double ou le triple de ce que certains pays paient –, de pouvoir maintenant importer une énergie beaucoup moins chère.

Grâce à tout cela, l’Afrique développe sa matrice énergétique, d’une manière propre. C’est un point qui est trop souvent passé sous silence : l’Afrique est aujourd’hui un des continents qui utilise le plus les sources d’énergie renouvelable, qu’il s’agisse du solaire, de l’éolien ou de l’hydroélectricité. C’est un point très important qui, à mon avis, devra être évoqué lors de la prochaine COP 26.

Comment travaillez-vous avec l’ensemble de vos interlocuteurs ? Comment la mutualisation et les synergies s’opèrent-elles ?

Nous utilisons parfois ce qu’on appelle le parallel financing dans le cadre de programmes ou de projets communs où chacun suit ses propres procédures. Nous pratiquons aussi le cofinancing où nous suivons les mêmes procédures, y compris les procédures environnementales. Ce sont des outils importants dont nous pouvons disposer.

Le président de la Banque mondiale insiste beaucoup sur ce qu’on appelle la Country Platform. Il nous a demandés, à cet égard, de développer, dans les pays, une coopération avec l’ensemble des partenaires. Cela permet d’engager une plateforme commune sur laquelle peuvent s’appuyer les ministères concernés pour dérouler leur stratégie.

Je pense que ce système va permettre de renforcer une coopération, déjà importante, avec toutes les institutions qui participent au développement dans les différentes régions du monde. C’est une coopération très forte, à laquelle participe également le FMI qui, en tant qu’institution, est issu comme nous de Bretton-Woods. Les accords qui nous lient sont, à cet égard, très clairs.

*Vice-président de la Banque mondiale en charge des Infrastructures

Écrit par
Par Guillaume Weill-Raynal

1 Commentaire

  • Content de voir que la BM cite enfin et de manière assez claire le secteur dit informel. Cest un pas important

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