Nicolas Normand : Le Sahel peut traiter les racines du mal

Face au pessimisme et au découragement international à propos du Sahel, actés par la fin de l’opération Barkhane, Nicolas Normand apporte son regard d’expert et d’ancien ambassadeur. Réfutant tout fatalisme, l’auteur du Grand livre pour l’Afrique critique une aide internationale peu présente et mal adaptée.
Propos recueillis par Hichem Ben Yaïche et Nicolas Bouchet
La décision de la France de transformer en profondeur la mission militaire Barkhane va-t-elle produire un électrochoc au Sahel ?
Cette décision était attendue et même souhaitée par la plupart des chercheurs et experts du Sahel ; Barkhane essuyait de nombreuses critiques. Le dispositif, présent depuis huit ans et qui succédait à Serval, était trop autonome en tant qu’opération extérieure française, manquant de coopération étroite avec les armées africaines. De plus, une trop forte visibilité française se prêtait à des accusations faciles de néocolonialisme. Comme souhaité, le président Macron a finalement annoncé un changement assez radical du dispositif militaire français, sans néanmoins se retirer.
Il s’agit d’une réduction d’effectifs, peut-être de moitié mais progressivement, sur deux ans. Surtout il s’agit de se recentrer sur l’armée malienne et sur un dispositif plus multilatéral. La France apparaîtra moins en première ligne dans Takuba, une opération européenne. La France en sera néanmoins la colonne vertébrale, l’essentiel des effectifs sera français mais son drapeau global ne le sera pas.
L’électrochoc attendu, c’est de responsabiliser davantage les autorités locales et les armées sahéliennes. Elles devront être le centre, le noyau du nouveau dispositif, avec une aide plus directe, et non collatérale, de la communauté internationale.
Il faut d’abord rendre efficaces les armées, c’est le premier défi. Le deuxième est de réoccuper le territoire libéré. Et enfin, il faut donner une perspective à la jeunesse pour traiter les racines du mal.
La France a-t-elle tardé ? Le timing semble être en réaction à une exacerbation française très mal comprise par l’Afrique.
En fait, le président Macron a tiré le bilan du succès mitigé de l’opération et de ses échecs et erreurs. Succès tout de même car elle a empêché les grandes villes du Mali de tomber aux mains des djihadistes. Il est clair que, sans Barkhane, le Mali aurait sombré dans un chaos avec des groupes djihadistes qui se seraient battus entre eux car ils sont aussi divisés entre les nébuleuses affiliées à Al Qaïda ou Daech.
Il ne s’agit pas de gagner la guerre contre les djihadistes, ce n’est pas possible militairement. Mais il s’agit de ne pas la perdre non plus. L’objectif est de donner un répit aux pouvoirs malien, burkinabè et nigérien afin qu’ils traitent les racines du mal, à trois niveaux :
Il faut rendre efficaces leurs armées, c’est le premier défi. Le deuxième est de réoccuper le territoire libéré. Il ne suffit pas de chasser les djihadistes car s’il n’y a personne ils reviendront. Il faut administrer les territoires ruraux et offrir des services à la population pour que l’État soit apprécié. En l’absence de l’État, la population choisit par nécessité ou par obligation l’administration et la justice sommaire et brutale des djihadistes. Troisième point, il faut donner une perspective à la jeunesse pour traiter les racines du mal. La jeunesse est désespérée, sans intégration économique et sociale ; il faut lui répondre.
On assiste aujourd’hui à une dissémination du terrorisme, sans parler de djihadisme qui est un habillage de plusieurs labels. Ces solutions n’arrivent-elles pas trop tard face à l’aggravation de la situation ?
Le tempo est forcément long. La lutte contre le djihadisme au Sahel est une affaire de décennies. Le président Macron a trouvé que les pays sahéliens ne réagissaient pas assez, c’est vrai, mais en ont-ils les moyens ? Un électrochoc est cependant nécessaire : il faut réagir sur le plan moral et ne pas se résigner au djihadisme, ne pas être défaitiste et vouloir négocier avec les promoteurs de dictatures obscurantistes et totalitaires, c’est-à-dire en réalité capituler.
Il faut prendre des mesures fortes, à la fois au Sahel et en Europe. On a vu qu’au Mali, le président Ibrahim Boubacar Keïta naviguait un peu à vue et ne menait pas de réformes fortes. De même les autorités de transition n’ont pas montré beaucoup de réalisations, en dehors des annonces. Ces États ont-ils les moyens moraux et financiers de réagir ? La communauté internationale a-t-elle aussi mesuré la gravité de la situation ?
On a les réponses pour cela ! Depuis 2012, on voit le délitement de cette zone, pays par pays. On a les éléments de décryptage. Et pourtant…
Le pire n’est jamais sûr ! Prenons l’exemple de la Chine. Elle était, au XIXe siècle, un État failli envahi de groupes armés qui s’entretuaient. Il y a eu des famines jusque dans les années 1970. Ce n’est que dans le dernier quart du siècle passé que la Chine a connu ce réveil extraordinaire. Sans dire que c’est ce qui va se passer au Sahel, on ne peut pas préjuger les années à venir. Il faudrait mobiliser les énergies et prendre des réformes radicales. Il faudrait aussi que la communauté internationale appuie plus sérieusement le Sahel.
Cette région reçoit une portion très congrue de l’Aide publique au développement (APD) et en plus une aide mal adaptée. On n’a pas traité jusqu’à récemment la question de l’armée, de la police, de la justice, ces fonctions régaliennes qui n’ont guère reçu d’aide. De même, le secteur informel ne paie pas d’impôt et n’alimente pas les recettes de l’État, ce qui ne permet pas de financer l’administration ou l’armée. Les bailleurs de fonds n’ont pas osé traiter non plus la question de la démographie, plus rapide que le développement.
Le Sahel c’est 5,5 millions de km2 désertiques et arides avec une pauvreté extrême, des inégalités et des injustices. Tout cela ne se règle pas rapidement. A-t-on aujourd’hui les moyens du nécessaire traitement en profondeur des causes ?
Les moyens existent et on sait que l’APD représente des montants très importants. Simplement, elle est octroyée aujourd’hui surtout à des pays émergents. La liste des principaux bénéficiaires est surprenante, on y trouve la Chine, l’Indonésie, le Mexique, la Colombie… des pays déjà pratiquement développés ou bien très éloignés de l’Europe.
On ne s’est pas concentrés sur les pays difficiles… justement parce qu’ils sont difficiles à aider ! On disait que leur capacité d’absorption était faible, que l’administration ne pourrait pas gérer une aide importante. On a pris toutes sortes de prétextes, d’obstacles et de difficultés pour ne pas aider les pays qui en avaient le plus besoin. Tout le monde le reconnaît, et les rapports officiels de l’OCDE montrent que les pays les plus pauvres sont les moins aidés. Nous sommes face à un paradoxe et à une réalité tragique. Le secteur éducatif a été particulièrement abandonné au Sahel. Les salafistes y sont désormais plus présents que les bailleurs de fonds occidentaux.
Pour sortir de la rhétorique, il faudra attaquer concrètement le mal à la racine. Aujourd’hui, a-t-on le temps nécessaire face à l’urgence ? Par où commencer ?
Il faut agir sur l’éducation, des filles en particulier, sur les fonctions régaliennes pour que les États aient une colonne vertébrale. Qu’ils aient une armée, une police, une gendarmerie, une justice, qui fonctionnent, qu’il n’y ait pas d’impunité, que le territoire soit sous contrôle, que l’administration se déploie sur les territoires. Tout cela n’a pas été traité. Ce n’est pas un problème de moyens mais de conception et de prise de conscience. Le temps existe : tant qu’il subsiste une force internationale qui aide les armées nationales, les djihadistes ne prendront pas le pouvoir.
Le problème principal est que peu de pays européens en dehors de la France se préoccupent de ce qui se passe au Sahel. Les Américains sont loin et on ne peut pas le leur reprocher, mais les Européens ne se mobilisent pas beaucoup. L’Espagne, l’Italie sont un peu plus proches de l’Afrique mais se mobilisent peu, les pays de l’Europe de l’Est et du Nord encore moins. Ce devrait être une priorité diplomatique française de sensibiliser nos partenaires, et on en a pris conscience trop récemment.
La crise du Sahel a servi de prisme déformant pour la politique africaine de la France. Cette dernière est passée du statut de sauveur à un pays envers lequel certains affichent leur hostilité, ce qui pose des problèmes de marge de manœuvre et de perception. Comment voyez-vous cette perception ?
Les populations du Nord au contact de Barkhane apprécient beaucoup la protection offerte par la France ! Il ne faut pas généraliser cette perception négative.
J’ai constaté au Mali, d’où je reviens, que ce sont des activistes minoritaires qui animent des réseaux anti-Français. En plus évidemment des puissances étrangères, ce que l’on sait et qui a été dénoncé. Ces puissances sont actives et ont les moyens de faire des vidéos de propagande anti-françaises et de diffuser des fausses nouvelles.
Justement, cette critique et ce regard très offensifs contre la France vont-ils bénéficier à des acteurs comme la Russie, la Turquie ?
Il n’y a pas de chasse gardée française. Je sais que beaucoup d’Africains imaginent que la France est toujours dans une logique de domination coloniale ou de manipulation mais cette idée est complètement fausse. Je peux en témoigner, ayant passé ma vie au Quai d’Orsay sur les questions africaines. Jamais nous n’avons raisonné de cette manière-là.
Cependant, je distinguerais le cas particulier de la Centrafrique où l’armée française, avec l’opération Sangaris, a empêché le pays de s’effondrer face à l’attaque des rebelles venus du nord, en 2013. Cette aide française salvatrice a permis d’organiser des élections. L’actuel président, Faustin-Archange Touadera, a fait venir des mercenaires russes. Il est vrai que les Français se sont retirés trop rapidement après l’opération Sangaris.
Ils misaient sur une force de Casques bleus, la Minusca, qui n’est pas très efficace. Les mercenaires russes sont arrivés dans l’optique de faire du business avec les groupes armés. Ces milices locales ne sont pas des djihadistes fous qui tuent tout le monde mais des groupes qui veulent exploiter l’or, le diamant et le bétail. Cela convient très bien aux mercenaires russes qui coopèrent dans l’exploitation de l’or et du diamant avec certains groupes armés, en connivence avec le régime.
Le Sahel reçoit une portion congrue de l’Aide publique au développement et en plus une aide mal adaptée. On n’a pas traité jusqu’à récemment la question de l’armée, de la police, de la justice, ces fonctions régaliennes n’ont guère reçu d’aide.
La France, dans cette perspective, se demande pourquoi continuer de coopérer avec l’armée de Centrafrique, pourquoi continuer d’apporter une aide budgétaire à Bangui ? Si ce régime n’inspire pas confiance, s’il coopère avec des mercenaires en connivence avec des groupes armés pour piller le territoire, il est évident que la France ne va pas coopérer dans ce cadre. Ce n’est pas un retrait ou un échec de la diplomatie française mais une décision de bon sens. Il est évident qu’on ne doit pas aider un régime s’il fait n’importe quoi.
Comment voyez-vous la sortie de crise ?
Heureusement, de nombreux pays ne sont pas en crise en Afrique et sont performants. D’autre pays sont en situation moyenne, d’autres encore sont rentiers avec une faible redistribution ou diversification. En fait, seule une minorité de pays sont en grande difficulté ou sur le point de l’être. La Centrafrique et la Somalie sont des États faillis et les États du Sahel sont près de le devenir. Il faut que l’effort se concentre sur les malades.
La sortie de crise est un travail de très longue haleine. Tenir à distance les groupes djihadistes et ne pas négocier avec eux car cela reviendrait à capituler. Ils sont dans la logique du tout ou rien et ne sont pas dans le compromis. Ils ne veulent pas mettre un peu de religion dans l’État, ce n’est pas le but. Ils veulent instaurer une dictature obscurantiste et totalitaire qui supprime toute forme de liberté et de choix. C’est leur programme. Il faut relever les défis qui ont créé cette menace.
Dans d’autres régions en développement, beaucoup de pays étaient dans la même situation quasi désespérée, il y a quelques décennies. Il y avait la guerre entre l’Indonésie et la Malaisie, un soulèvement communiste… et aujourd’hui Singapour, pays initialement instable et pauvre a extraordinairement réussi. Tout est possible à l’homme qui le veut et qui entreprend. C’est une question de leadership, de vision, d’énergie et de mobilisation nationale et internationale.
HBY et NB